L'antiquité classique Ars ludiera. Aux origines du théâtre latin Jean G. Préaux

L'antiquité classique Ars ludiera. Aux origines du théâtre latin Jean G. Préaux Résumé L'analyse de deux textes, indépendants de la tradition de Varron sur les origines du théâtre latin, à savoir les propos de Caton, le censeur de 184, recueillis par Macrobe (Saturnales, 3, 14, 9), et la mesure des censeurs de 1 15 avant notre ère, dont l'énoncé est conservé par Cassiodore (Chron., éd. Mommsen, p. 123), permet d'évaluer la vigueur d'un art scénique indigène, qui a maintenu l'ars ludiera Latina, au nom de l'Italica seueritas, dans les traditions des divertissements variés, groupés aux Compitalia, et dans celles de l'atellane. Citer ce document / Cite this document : Préaux Jean G. Ars ludiera. Aux origines du théâtre latin. In: L'antiquité classique, Tome 32, fasc. 1, 1963. pp. 63-77; http://www.persee.fr/doc/antiq_0770-2817_1963_num_32_1_1362 Document généré le 24/01/2017 ARS LÚDICRA AUX ORIGINES DU THÉÂTRE LATIN On estime communément que les textes essentiels du dossier sur les origines du théâtre latin sont ceux de Tite-Live et de Valère Maxime : ils se complètent et se contrôlent parce qu'ils procèdent à l'évidence d'une source commune x. On joint à ces textes ceux de Denys d'Halicarnasse, qui, au travers d'une écriture assez élaborée, permettent d'isoler les informations données par Fabius Pictor sur les ludions étrusques à propos de la pompa du cirque 2. Toutefois, quel que soit l'intérêt de ces textes, ils ne nous apprennent sur les enfances du théâtre latin que ce qu'en savait Varron : s'il est de bonne méthode de noter les résultats auxquels cet érudit était parvenu, les théories qu'il défend, et qui d eviendront classiques pour Suétone et TertuUien notamment, n'en sont pas moins une sorte d'écran qu'elles dressent devant tout qui a des raisons de se défier des systématiques, génératrices de schématisations, de bref d'appauvrissement. Mais y a-t-il des textes à Varron, qui n'aient pas été utilisés par lui au cours de ses recherches sur les origines du théâtre latin ? Si pareils textes ne sont pas nombreux, ils existent et n'ont pas reçu l'attention qu'il méritent. L'analyse de deux d'entre eux suggère ce qu'ils doivent nous apprendre sur la genèse et l'évolution de Vars ludiera, dès lors qu'ils représentent une tradition tout à fait de celle de Varron. 1 Tite-Live (7, 2) et Valère Maxime (2, 4, 4) confirment que leur source traitait de l'origine des jeux, et Suétone ainsi que TertuUien suggèrent assez qu'il convient de rechercher cette source parmi les uvres de Varron, qu'il s'agisse du De originibus scaenicù ou de l'un des livres des Antiquités divines, le 9 e (De ludis cir- censibus) ou le 10e (De ludis scaenicis). 2 Ces textes ont été mis en valeur surtout par Pierre Boyancé, A propos de la « dramatique dans Revue des Études Anciennes, 34 (1932), pp. 11-25. 64 J. G. PRÉAUX Le plus ancien témoignage est celui de Caton, le censeur de 184 et le contemporain de Plaute. Recueilli par Macrobe dans ses Saturnales (3, 14, 9), ce texte s'insère dans un exposé du plus haut intérêt sur la danse [ludus saltatorius) dans ses rapports avec le théâtre [ludus histrionum). Il s'agit d'un mot lancé par Caton au cours de sa censure pour fustiger un tribun de la plèbe, coupable à ses yeux tant de s'adonner aux joies de la danse que de ne pas partager ses opinions politiques : pour accabler son adversaire, Caton le traite de spatiator et de Jescenninus, et pour décrire sa façon de danser [staticulos dare) , il recourt aux suivantes : descendit de cantherio, inde staticulos dare, ridicularia Jundere, ou encore : praeterea cantat ubi collibuit, interdum Graecos uersus agit, iocos dicit, uoces demutat, staticulos dat. Ce Caelius « descend de son cheval (qui est une rosse) , puis il danse sur place, lance à la cantonnade des quolibets », « en outre, il chante quand il en a envie, à l'occasion il déclame comme un acteur des vers grecs, il dit des mots d'esprit, il varie les de sa voix, il danse sur place » 3. Si Caton accable sa victime de ce qui doit être pris ici comme une terme injurieux, le mot Jescenninus, il en rajoute en associant étroitement à ce terme un autre mot, dont il est étonnant que personne n'ait estimé devoir tenir compte : Caelius est un et jescenninus 4. 3 J.P. Cèbe, La satura dramatique et le divertissement «fescennin» dans Revue Belge de Philologie et d'Histoire, 39 (1961), pp. 26-34. M. Cèbe a utilisé le texte de Caton pour y déceler une« utile confirmation» de sa thèse sur la satura considérée comme une forme améliorée d'un jeu indigène plus ancien, qui était de nature mixte, car il combinait la danse aux lazzi fescennins versifiés. Il est clair, dit-il, que le des mots Jescenninus, staticulos, ridicularia ne saurait être fortuit et, reprenant une déduction de Lejay. M. Cèbe précise « qu'aux vers fescennins s'ajoutaient des pantomimes». Pour ma part, c'est moins ce groupement queje crois devoir que le groupement essentiel spatiator et Jescenninus, qui seul supporte l'intention blessante de Caton. 4 Macrobe, Sat., 3, 14, 9 : M. Cato senatorem non ignobilem Caelium spatiatorem et Jescenninum uocat eumque staticulos dare his uerbis ait : descendit de cantherio, inde staticulos dare, ridicularia Jundere. Dans un autre fragment de ce discours de Caton, le tribun de la plèbe est comparé à un citeria, ce personnage burlesque et masqué faisant partie de la pompa des jeux ARS LÚDICRA 65 Qu'est-ce donc qu'un spatiator ? Un flâneur, pour Cèbe, un coureur, pour Henri Bornecque dans sa traduction des de Macrobe, un batteur de pavés, pour Gaffiot, un pour Rostagni : ces interprétations paraissent reposer sur la glose de Festus-Paulus, spatiatorem pro erratorem Cato posuit (p. 466, 7 L.). Sans doute n'est-il pas hors de propos de rappeler que Caton eut du penchant pour les injures de ce type : dans son ouvrage sur les murs, ne dénonce-t-il pas celui qui à la poésie, qu'il met sur le même pied que celui qui son temps à festoyer, et qu'il dénomme l'un et l'autre mot qu'on traduit tantôt par « parasite » tantôt par « », alors qu'il est question aussi de « poètes le contexte autorisant de songer à un poète comme En- nius fréquentant la table du consul Fulvius Nobilior et au siège d'Ambracie ? D'autre part si les deux mots spatiator et grassator peuvent être dérivés de leur acception pour servir d'injure sous la plume de Caton, ils n'en forment pas moins aussi un couple par leur formation 5 : ils posent ainsi la question de savoir s'il n'ont pas eu l'un et l'autre une acception technique dans la langue spéciale de ces amuseurs publics qu'étaient les baladins de tout genre dont on pressent les variétés nombreuses au sein de ce Collegium scribarum histrionumque, qu'on voit bien constitué au moins vers 200 avant notre ère. Est-ce dès lors un hasard si Caton accole au mot spatiator le mot, tout aussi injurieux, cantherius, qui désigne une rosse 6 ? du cirque, et dont le rôle paraît bien avoir été de mettre en joie les spectateurs en débitant des plaisanteries aussi grasses qu'abondantes (Festus- Paulus, p. 52, 17 L.). Caton puise donc ses injures dans le répertoire de la langue pittoresque des acteurs masqués de la pompa circensis. Cf. à propos du manducus et du citeria ma contribution aux Hommages à Albert Grenier, Bruxelles, 1962, pp. 1282-1291 (Collection Latomus, vol. 58). 5 Le mot spatiator évoque naturellement la langue du cirque par le mot spatium, tandis que grassator, bien que désignant autre chose, est apparenté à grallator, ce bouffon-échassier que connaît bien Plaute. 6 La définition de cantherius est donnée par Varron, Res Rusticae, 2, 7, 15 : in uiis habere malunt placidos equos propter quod discrimen maxime institutum ut castrentur equi; demptis enim testiculis Jiunt quietiores, et ideo quod semine carent ei cantherii appellati (cf. Festus-Paulus, p. 40 L.). Si le mot prêtait à l'ironie, la pointe de celle-ci est aiguisée davantage par de cantherius avec spatiator dans la pensée de Caton. 5 66 J- G. PRÉAUX Et n'est-on pas en droit de se demander s'il n'y a pas une liaison aussi étroite entre spatiator et cantherius d'une part qu'entre jescenninus, staticulos dare, ridicularia jundere d'autre part, comme y invite le mot inde ? C'est Arnobe qui confirme cette hypothèse de travail, en lui apportant les preuves de l'emploi technique du mot cantherius dans la langue spéciale des amuseurs publics de l'Italie : il n'est même pas indifférent de noter que ces sont données au cours d'une description des facéties des saltimbanques dont se moque de son côté Arnobe, mais pour des raisons évidemment impliquées par les tendances de son uvre. Arnobe est un témoin valable de la portée du transfert sémantique qui est contenu dans les injures de Caton, au moins pour le mot cantherius, et le contrôle de ce transfert s'exerçant à plus de trois siècles de distance suggère assez la de celui-ci. Dans un exposé sur le théâtre, Arnobe relève des détails choquants à ses yeux, au uploads/Litterature/ preaux.pdf

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