«Mais dans les beaux livres, tous les contresens, erreurs, qu'on fait sont beau
«Mais dans les beaux livres, tous les contresens, erreurs, qu'on fait sont beaux»: M. Proust, R. Ruiz, V. Schlöndorff et H. Pinter[1]. C'est à la suite de la communication de Jean Cléder sur «Métaphore et régression: les délais de la connaissance»[2] que s'est engagée une discussion sur le film de Raoul Ruiz dont rendent compte ces pages. Des questions que suscite l'adaptation cinématographique du Temps Retrouvé, on peut distinguer trois axes, relatifs à la sélection des scènes, à la quasi disparition de la théorie, et au choix des acteurs, autour d'une même interrogation: R. Ruiz, qui insiste sur la fidélité de son film à la fois envers «l'esprit» et (d'une certaine manière) envers la lettre, déclarant que «tout ce qui est dans le film est dans l'œuvre de Proust»[3], ne retient-il pas en fait d'A la recherche du temps perdu que l'histoire, l'intrigue, à laquelle l'œuvre ne saurait se résumer ? N'étant pas spécialiste des relations entre cinéma et littérature, je ne me permettrai ces questions et ces remarques – qui, même si elles prennent l'apparence de réserves, ne contestent pas la grande qualité de ce film – que comme lecteur d'A la recherche du temps perdu[4]. Aussi ne m'aventurerai-je pas à proposer des remarques générales sur la possibilité d'une adaptation de la Recherche ou sur le rapport de Proust à la photographie et au cinéma, même si de telles perspectives sont passionnantes et que la Recherche semble inviter à cette réflexion[5]. Volker Schlöndorff cite par exemple un passage de Du Côté de chez Swann («Mais tous les sentiments que nous font éprouver la joie ou l'infortune d'un personnage réel ne se produisent en nous que par l'intermédiaire d'une image de cette joie ou de cette infortune»[6]) pour souligner l'emploi d'un terme- clef: «Si ce n'est pas […] la réalité qui produit l'émotion, s'il faut toujours qu'elle soit réfléchie par “une image”, on voit le rapport privilégié que le cinéma peut entretenir avec la littérature.»[7] Poursuivant les analyses de J. Bourgeois et Jacques Nantet, Claude Beylie a également souligné le paradoxe qui veut que Proust, «cet écrivain qui a anticipé de manière si frappante sur le travail des cinéastes [,] s'avère l'un des plus rebelles qui soi[en]t à une transposition à l'écran. »[8] Je ne me risquerai pas non plus sur le terrain technique, pourtant essentiel. Pour R. Ruiz, les mouvements de caméra sont en effet plus importants que ce qui est filmé[9]; ils contribuent certainement à donner, pour le moins, une beauté plastique indéniable à ce film, qui exploite avec un réel bonheur certaines possibilités propres au cinéma. Ainsi le travail sur la fusion des personnages; les visages de Gilberte travestie en Rachel et de cette dernière se superposent lors d'une séquence à Tansonville – semble rappeler la technique proustienne, qui présente diverses facettes d'un même personnage au fil des volumes. Ainsi de Saint-Loup, qui plaît aux femmes à Balbec (dans A l'Ombre des jeunes filles en fleurs) avant que son homosexualité ne soit découverte, et qui apparaît comme bon et droit mais se montre parfois capable de cynisme[10]. Le narrateur explicite d'ailleurs, lors de la réception chez les Guermantes, cette vision kaléidoscopique du personnel romanesque: Plus d'une des personnes que cette matinée réunissait ou dont elle m'évoquait le souvenir, me donnait par les aspects qu'elle avait tour à tour présentés pour moi, par les circonstances différentes, opposées, d'où elle avait, les unes après les autres, surgi devant moi, faisait ressortir les aspects variés de ma vie, les différences de perspective […]. Et combien de fois ces personnes étaient revenues devant moi au cours de leur vie, dont les diverses circonstances semblaient présenter les mêmes êtres, mais sous des formes, pour des fins variées […].[11] L'évolution de leur image au fil du temps trouve chez Ruiz un équivalent cinématographique dans la fusion fugitive de deux d'entre eux (Rachel et Gilberte), à ceci près que la diachronie (chez Proust) est remplacée par la synchronie (dans cette scène du film); chez Ruiz, il ne s'agit pas seulement d'une métamorphose liée au temps (apparaître ou devenir autre): l'altérité va parfois jusqu'à la ressemblance avec un personnage déjà existant (devenir un autre). Mais ce procédé rappelle malgré tout les propos de Gide sur Proust, rapportés par Walter Benjamin: «[…] lorsqu'on insiste si souvent sur l'art avec lequel il décrit l'évolution de ses principaux personnages tout au long de leur vie, on méconnaît peut-être que chacune de ses figures, jusqu'à la moindre, est élaborée d'après un modèle. Mais ce modèle ne restait pas toujours le même. Pour Charlus, par exemple, il est certain qu'il y en eut au moins deux: le Charlus de la fin est fait sur un tout autre patron que le fier personnage du début.» Gide parle de surimpression, d'un «fondu». Comme au cinéma, un personnage se transforme progressivement en un autre.[12] On a donc eu tort de considérer que, dans cette scène, Ruiz allait «plus loin même que l'écrivain»[13], d'autant qu'il avait été précédé, au moins dans l'intention, par L. Visconti, dans une séquence à l'hôtel de Jupien: Marcel les regarde, les deux jeunes gens ne se ressemblent pas, mais il y a un élément commun dans leur expression. Un élément que la surimpression du visage de Morel met soudain en relief. Les trois visages – celui de Morel, celui de Maurice, celui du troisième jeune homme – se confondent. Les trois visages deviennent alors un seul et même visage: celui de Morel. Seul, derrière un rideau de fumée: Morel militaire à la gare de Doncières […][14]. Cette recherche visuelle est d'ailleurs nettement plus convaincante que d'autres expérimentations, sur la bande son par exemple. Si la voix de John Malkovich a été mixée avec celle d'un Français pour parvenir à cet accent particulier et produire un effet agréable - alors que Volker Schlöndorff s'était contenté de faire doubler Jeremy Irons par Pierre Arditi-, en quoi est-ce spécifique à l'adaptation de Proust et exigé par elle[15]? L'acteur parle en effet de la même manière, sans que l'on sache si cela est le résultat du même travail sur le son, dans le film suivant de Ruiz, «Les âmes fortes» (2001), où Malkovich incarne M. Numance: l'univers de Giono demande-t-il le même procédé que celui de Proust ? Quel est l'intérêt de celui-ci, s'il n'est pas spécifique au «Temps retrouvé» de Ruiz, s'il n'est pas nécessaire ? Symétriquement, que les objets bougent, dans le film de Ruiz – lit, meubles de la chambre, sièges du public lors du concert de la matinée des Guermantes – produit un effet intéressant; mais on le retrouve aussi dans «Les âmes fortes», dans les scènes où les vieilles femmes racontent la vie de Thérèse. Ces remarques mériteraient d'être approfondies, mais cette perspective ayant été retenue par J. Cléder et I. Scheinfeigel dans leurs communications, je m'en tiendrai au rapport entre le texte de Proust et son adaptation. Même si Raoul Ruiz s'en défend d'une manière élégante en préférant le terme d'adoption à celui d'adaptation – les critiques cinématographiques lui ayant emboîté le pas en reprenant cette appellation[16] –, même s'il souligne l'importance du travail de condensation, de déplacement et d'anamorphose auquel il a soumis Le Temps retrouvé[17], on ne peut voir son film autrement que comme une adaptation de ce volume d'A la recherche du temps perdu, en raison du titre, des personnages, de l'intrigue. Or l'une des caractéristiques du texte proustien, comme l'ont montré (entre autres) J.Rousset et J.-Y. Tadié, est d'être très structuré[18]. La Recherche est riche d'échos, de parallélismes, de répétitions, que perd forcément un film adaptant moins d'un septième de l'œuvre totale. Tous n'ont pas disparu, Ruiz ayant choisi de mêler des éléments de Swann au Temps retrouvé, mais que deviennent par exemple les analogies entre Swann et le narrateur, entre Odette et Albertine ? Pour ne citer que les plus frappantes, rappelons que les premiers connaissent tous deux les «feux tournants»[19] de la jalousie pour des femmes qui, à des moments différents de leur vie, sont maintenues «prisonnières» par leurs amants: Albertine par le narrateur, dans le volume homonyme, Odette par le Duc de Guermantes dans Le Temps retrouvé. Ces ressemblances sont même explicitées par le texte: Il [le Duc de Guermantes] lui permettait d'avoir des amis à dîner avec lui; par une manie empruntée à ses anciennes amours, qui n'étaient pas pour étonner Odette, habituée à avoir eu la même de Swann, et qui me touchait, moi, en me rappelant ma vie avec Albertine, il exigeait que ces personnes se retirassent de bonne heure afin qu'il pût dire bonsoir à Odette le dernier.[20] La première objection que l'on peut faire au film de Ruiz est de n'adapter qu'une partie de cette œuvre, courant ainsi le risque de se réduire à une succession de scènes – alors qu'il y a si peu d'événements et d'histoire chez Proust – ou de phrases tirées du texte mais qui ne se rattachent pas au contexte auxquelles elles sont, dans le livre, fortement liées. Dans ce cas précis, la comparaison avec le film de Volker Schlöndorff, uploads/Litterature/ proust-et-les-images.pdf
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- Publié le Apv 20, 2022
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