Maurizio Lazzarato LE GOUVERNEMENT DES INÉGALITÉS Critique de l'insécurité néol

Maurizio Lazzarato LE GOUVERNEMENT DES INÉGALITÉS Critique de l'insécurité néolibérale L'auteur a bénéficié pour la rédaction de cet ouvrage du soutien du Centre national du Livre Éditions Amsterdam Collection Démocritique © Paris 2008, Éditions Amsterdam. Tous droits réservés. Reproduction interdite. Editions Amsterdam 31 rue Paul Fort, 75014 Paris www.editionsamsterdam.fr Abonnement à la lettre d'information électronique d'Éditions Amsterdam : info@editionsamsterdam.fr Éditions Amsterdam est partenaire des revues Multitudes et Vacarme et de La Revue internationale des livres et des idées www. revuedeslivres .net Diffusion et distribution : Les Belles Lettres ISBN : 978-2-35480-031-4 INTRODUCTION 1 Ce livre a été construit à partir d'une expérience, d'une expérimentation : une enquête menée conjointement par un collectif de chercheurs et de non-chercheurs (intermittents et précaires) sur les conditions de travail, d'emploi et de chômage des intermittents du spectacle de septembre 2004 à novembre 2005, pendant le déroulement du conflit. La méthode et les objectifs de l'enquête étaient avant tout socio-économiques, et si les résultats que nous avons obtenus (et recueillis dans un livre2) sont importants, ils sont également limités. Ce livre résulte donc de la nécessité de porter sur l'enquête un regard légèrement décalé par rapport aux hypothèses à partir desquelles elle a été construite, 1 La plupart des hypothèses avancées dans ce livre ont fait l'objet de discussions menées à l'intérieur de l'Université Ouverte organisée par la Coordination des intermittents et précaires d'Île-de-France pendant l'année 2006-2007. L'intitulé en était « Nous avons lu le néolibéralisme » et le fil conducteur Naissance de la biopolitique, l'ouvrage de Michel Foucault. Je suis le seul responsable de la rédaction de ce texte. 2 Antonella Corsani et Maurizio Lazzarato, Intermittents et Précaires, Éditions Amsterdam, Paris, 2008. 5 la grille socio-économique de l'analyse des pratiques d'emploi, de travail et de chômage des intermittents laissant passer trop de choses à travers ses filets. Les « effets de pouvoir » des dispositifs économiques et sociaux (du salariat et des mécanismes de l'État- providence sur la subjectivité), les effets de pouvoir des pratiques discursives (des savants, des experts et des médias, qui ont accompagnés et rythmés le déroulement du conflit), la complexité des modalités d'assujettissement des politiques néolibérales et des processus de subjectivation du conflit, les contraintes et les libertés que le gouvernement des inégalités implique, tout cela n'apparaît qu'en filigrane dans l'analyse socio-économique. Pour essayer de retenir ce que la grille socio-économique laisse échapper, nous avons souhaité intégrer à l'analyse de ce conflit d'autres approches - approches élaborées au cours des années 1960 et 1970 par Michel Foucault, Gilles Deleuze et Félix Guattari, approches dont la critique sociale n'a généralement pas encore, selon nous, bien mesuré et exploité toute la pertinence politique et toute la fécondité heuristique. Ces deux livres (celui bâti autour de l'enquête et celui-ci), ces deux approches différentes des mêmes événements, témoignent d'une difficulté théorique qui est aussi, en fait, une impasse politique. Dans la « grande transformation » que nous sommes en train de vivre, ils problématisent la difficulté à agencer l'analyse, les modes d'intervention et d'organisation fondés sur les grands dualismes du capital et du travail, de l'économie et du politique, et l'analyse et les modes d'intervention et d'organisation expérimentés à partir des années 68, construits sur une logique de la multiplicité et de la différence, qui agit en dessous, transversalement et à côté desdits grands dualismes. Ces deux livres, en même temps qu'ils témoignent de cette 6 difficulté, voudraient contribuer à dessiner et à travailler quelques pistes pour remédier à l'impuissance dont cette difficulté est la cause. C/3 Le Gouvernement des inégalités revient donc sur le conflit des intermittents du spectacle qui s'est déroulé en France entre juin 2003 et avril 2007 pour s'en servir d'analyseur du changement de paradigme du capitalisme que nous sommes en train de vivre. À travers cette analyse, se révèlent les formes de discontinuité et de rupture qu'il est nécessaire d'inventer pour opposer au présent de la domination et de l'exploitation la création d'un présent gros d'autres possibilités. Pour employer une distinction de Michel Foucault3, la force de travail flexible et précaire des intermittents ressemble moins à une « multiplicité peu nombreuse » (ouvriers, malades, écoliers, etc.) que l'on pourrait, par des techniques disciplinaires (c'est à dire l'organisation « muette » des mouvements et des actions du corps individuel et collectif dans l'espace cellulaire), quadriller dans un « espace fermé » (de l'usine, de l'école, de l'hôpital etc.), qu'à une « multiplicité en mouvement », une « population flottante », qui ne peut pas être contrôlée directement par les disciplines d'atelier. Cette « population flottante » n'est pas, loin de là, une spécificité du marché du travail culturel ; c'est même une caractéristique de ce que Michel Foucault a appelé dans le même livre les « sociétés de sécurité ». 3 Michel Foucault, Sécurité, territoire et population. Cours de 1977-1978, Seuil-Gallimard, Paris, 2004. 7 Dans ces conditions, qui sont celles d'un marché du travail flexible et précarisé comme celui de l'emploi culturel - où les individus passent d'un emploi à un autre en changeant à chaque fois d'employeur -, le gouvernement des comportements et la production de l'assujettissement ne peuvent s'exercer à partir de l'espace fermé des institutions disciplinaires : ils doivent l'être dans l'espace ouvert de la mobilité, par une modulation de la précarité et de l'insécurité. C'est pour établir cette nouvelle gouvernementalité, régulée hors des murs de l'entreprise par le biais d'une politique sociale qui favorise la prolifération et la modulation des inégalités, que le premier « chantier » du programme politique du patronat français (ladite « refondation sociale ») concerne l'assurance chômage. C'est en effet l'indemnisation du chômage qui, dans cet espace ouvert, devient le vecteur et le dispositif principal de création et de modulation des inégalités permettant de gouverner la mobilité et les conduites des salariés. Les initiateurs de la « réforme » du régime d'assurance chômage des intermittents (patronat, gouvernement et CFDT) avaient ainsi pour but de mettre en place un régime d'assurance qui serve d'instrument de différentiation inégalitaire et d'individualisation de la force de travail culturelle. C'est que l'assurance chômage des intermittents, en assurant mieux que celle d'autres catégories les « risques » inhérents à la discontinuité de l'emploi et à la variabilité de rémunérations, représente le danger de devenir un enjeu et un objectif de lutte pour d'autres « précaires ». Depuis 1992, les coordinations des intermittents envisageaient sa « réforme » et son extension à toutes les activités précaires, comme enjeu social et politique capable de répondre à la logique néolibérale de restructuration et de flexibilisation du marché du travail. Dans la logique des coordinations, le régime de l'assurance chômage de l'intermittence pouvait servir de base pour repenser et expérimenter de nouveaux droits sociaux pour l'ensemble des « précaires », que les politiques de « plein emploi » étaient loin de garantir. La « réforme » néolibérale de l'assurance chômage a rencontré les plus fortes résistances chez les intermittents parce que chez eux, la transformation du sens et des finalités du système d'indemnisation par les intéressés eux-mêmes est la plus aboutie. L'économie flexible est en effet caractérisée par une disjonction croissante entre travail et emploi, particulièrement sensible chez les intermittents : la durée de l'emploi ne décrit que partiellement le travail réel qui l'excède. Le temps de l'emploi ne recouvre et ne paie donc que partiellement les pratiques de « travail » des intermittents (la formation, l'apprentissage, les modalités de la coopération et de la circulation des savoirs et % des compétences, le repos et les temps vides comme conditions de l'activité, etc.) ; et le chômage ne se réduit pas à un temps sans activité, puisqu'une partie de ce qu'ici nous avons appelé « travail » passe aussi par le chômage. Dans ces conditions, l'assurance chômage garantit la continuité du revenu et des droits qui permettent de produire et de reproduire l'imbrication de ces pratiques et de ces temporalités, sans que les « risques » de cette imbrication des temporalités ne soient à la charge complète du salarié. Les allocations chômage, loin de se limiter en pratique à couvrir les risques de la perte d'emploi, sont ainsi utilisées par les intermittents comme « financement » de leurs activités et de leurs formes de vies. Par un détournement et une ruse, les allocations chômage ont ainsi été transformées en un « investissement social » qui permet un agencement des diverses temporalités de l'activité (temps de l'emploi, temps du travail, temps du chômage, temps de la « vie ») qui échappe aux lois et aux normes du code du travail et de la Sécurité sociale, et qui renverse la logique néolibérale de gouvernement sur le terrain même de la mobilité et de la flexibilité. La portée économico-politique du conflit tient à la capacité d'invention et de construction des pratiques offensives à même la mobilité et la flexibilité. Nous pouvons ainsi, comme annoncé, utiliser ce conflit comme analyseur des conditions de production et de reproduction du marché du travail flexible (et du « chômage » qui lui correspond) et comme révélateur de ces nouvelles uploads/Litterature/ lazzarato-le-gouvernement-des-ine-galite-s.pdf

  • 29
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager