Marcel Proust et la Victoire sur le Temps 113 MARCEL PROUST ET LA VICTOIRE SUR
Marcel Proust et la Victoire sur le Temps 113 MARCEL PROUST ET LA VICTOIRE SUR LE TEMPS Maria Elizabeth Chaves de Mello Universidade Federal Fluminense "On trouve quelquefois que ses ouvrages ne sont pas d’une lecture bien aisée. Mais je ne cesse de répondre qu’il faut bénir les auteurs difficiles de notre temps. S’ils se forment quelques lecteurs, ce n’est pas seulement pour leur usage." Paul Valéry, Cahiers A la recherche du temps perdu achève une époque dans l’histoire de la littérature qui commençait avec Goethe et le roman de formation, rompant avec le roman du XVIIIe siècle scindé en fiction et didactisme, et posant comme nouvelle universalité des formes la subjectivité face au monde et son destin. Mais quand l’oeuvre proustienne est publiée après la guerre, elle apparaît comme un monstre pré-historique échoué dans les années folles.1 En effet, la guerre avait réalisé une rupture dans l’histoire et, par conséquent, dans la littérature. En 1913, on avait encore un pied dans le XIXe siècle, qui s’est prolongé jusqu’à l’année 1914. Ainsi, par bien des aspects, le livre de Proust se rattache au siècle de Balzac et de Flaubert, tout en annonçant l’avenir. En réalité, il est difficile de parler de celui qui a été en même temps le dernier écrivain du XIXe siècle et le premier du XXe. Aurait-il été le dernier des classiques Fragmentos Florianópolis v.6 n.2 p.113-120 jan./jun. 1997 114 Maria Elizabeth Chaves de Mello ou le premier des révolutionnaires? On peut dire que sa place en littérature correspond à celle de Manet en peinture. "Son oeuvre est reliée à l’art du passé par ses sources, souvent par ses sujets, mais elle anticipe sur les inno- vations les plus radicales de Manet et des impressionnistes... Chez Proust comme chez Manet, la continuité et la rupture, la tradition et la révolution composent un mélange rare, instable, dans la coexist- ence de la signification et du pictural, du romanesque et de l’impression, du réalisme et de la myopie." 2 Pour penser à cette problématique, il faudrait conjuguer l’étude historique et l’analyse formelle, comme moyen de compréhension des rapports qu’il y a, dans l’oeuvre proustienne, entre les catégories selon lesquelles il pense le roman et le roman qu’il écrit lui-même. Tout d’abord, il se propose de répondre à trois questions fondamentales: celle du sujet et de la connaissance (que puis-je savoir?), celle du rapport entre l’écrivain et son monde (que dois-je faire?), et enfin celle de la capacité du langage à se faire événement, tout en prétendant encore fonder l’esthétique sur une métaphysique (que m’est-il permis d’espérer?).3Or, dans l’écart entre ces ques- tions et la question que la lecture reconstruit à partir des réponses qu’il propose, réside la pluralité de sens que le lecteur accorde au roman. Selon Antoine Compagnon: "On ne peut pas faire l’économie d’une étude de l’oeuvre dans son présent, non pour la reconduire à un sens historique comme à une référence stable et seule vraie, mais pour apprécier sa défaillance dans son présent, sa discordance entre ce qui, en elle, appartient au passé et ce qu’elle annonce de l’avenir. Replacer l’événement littéraire dans l’histoire, ce serait donc Marcel Proust et la Victoire sur le Temps 115 développer le retard de la question sur la réponse, le décalage de la problématique et de l’oeuvre." 4 Dans l’immédiat avant-guerre, l’art suit deux tendances principales: il y en a qui franchissent, ou croient franchir, une frontière vers l’avenir - ce sont les avant-gardes. Et il y en a qui regardent en arrière. Quant à Proust, il reste là, à mi-chemin entre ces deux voies, comme s’il ne puisse pas croire que sa recherche se fasse par un seul choix. La littérature à vocation idéologique suscitée par la guerre rend encore plus grand le contraste entre le roman à thèse et le roman proustien. Son oeuvre se relie à l’art du passé par ses sources, ses sujets, en même temps qu’elle anticipe les innova- tions des impressionnistes. Or, depuis Baudelaire, la fonction poétique et la fonction cri- tique sont inséparables, chez les écrivains de la modernité. Ainsi, entre l’histoire et l’oeuvre il y a l’histoire de l’oeuvre. C’est pourquoi, pour bien connaître la Recherche du temps perdu, il faut lire le Contre Sainte-Beuve, dans lequel Proust affirme son esthétique: l’art est une chose trop supérieure à la vie, dit-il, pour que l’on puisse se contenter de contrefaire celle-ci à l’aide de la raison. Voilà pourquoi il refuse l’intelligence et le réalisme en littérature: "Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence. Chaque jour je me rends mieux compte que ce n’est qu’en dehors d’elle que l’écrivain peut ressaisir quelque chose de lui-même et la seule matière de l’art. Ce que l’intelligence nous rend sous le nom de passé n’est pas lui." 5 Ces affirmations sont suivies du premier texte sur la mémoire involontaire où nous pouvons lire les expériences que nous connaissons de la Recherche. L’importance que prendront ces expériences au sein du roman y sont annoncées sans pourtant 116 Maria Elizabeth Chaves de Mello indiquer encore leur valeur particulière en ce qui concerne le projet romanesque. On peut dire que, dans la Recherche, la question ma- jeure est celle du temps, et de sa force quand il s’agit de frapper la vie, d’y marquer la divisibilité. Pour le vaincre, il faut que la vie soit envisagée comme un ensemble, une composition d’états dont aucun ne correspond à l’attente qu’on en avait. Affronter le temps serait donc nier toute segmentation, dépasser toute discontinuité. C’est ce que fait la mémoire involontaire, c’est-à-dire le temps unique de la sensation provoquée par le brusque souvenir. La vi- sion qui émerge du passé, par la distance qu’a fixé l’oubli, fait, entre elle et le moment présent, respirer un air nouveau au héros, lui accorde la jouissance de tout un instant de vie. Les quatre expériences de la mémoire involontaire - la madeleine, le pavé sous le pied, la cuiller contre l’assiette et la serviette à la bouche - sont des variantes d’un même phénomène. L’accouplement du lien lointain et du lien présent dans une brève lutte est le signe du retour au réel, par le triomphe du présent, qui rend la qualité de la mémoire involontaire plus étrangère, et de nouveau intangible. Ainsi, la mémoire involontaire se présente comme l’envers positif du temps, se manifestant d’une manière tout à fait arbitraire. Le thème fondamental de l’oeuvre serait donc le temps qui détruit, la mémoire qui conserve. Mais pas n’importe quelle mémoire. Seule celle que la volonté ne dirige pas, qui émerge du fond de l’inconscient, qui s’exerce après que l’oubli a mis le souvenir dans un refuge inviolé où se conserve sa netteté et sa fraîcheur, est ca- pable de restituer intégralement le passé. Or, le narrateur reportant la tasse de tilleul à ses lèvres, ou titubant d’un pavé à l’autre afin de tenter d’expliquer la sensation, est un Marcel encore pris par le réel et l’intelligence, qui n’a pas compris que c’est dans l’extase que réside le sens, car l’extase nie toute interprétation et l’interprétation tue l’extase. Deleuze désigne en ces instants l’effet d’une machine littéraire 6, dans la mesure où ceux-ci s’inscrivent dans le romanesque en relief, où ces sensa- tions agissent comme modèle de qualité, d’intensité pour l’écriture. Marcel Proust et la Victoire sur le Temps 117 Il s’agit donc pour le héros-narrateur de viser l’extase, seul moment qu’il sache nommer. Celui qui achève cette expérience n’est plus le héros, mais une instance nouvelle qui est la voix même du narrateur ouvrant sur un espace neuf, celui du roman. Ainsi, le héros va changer de statut, va devenir le narrateur, au moment où il décide d’écrire, de commencer l’oeuvre. Cette métamorphose signifie le renoncement à soi, à toute tentative de s’assembler. Il s’agit, dorénavant, d’entrer dans la fiction, sous le règne du nom et non plus au hasard des mots. Le Je qui accède au langage n’est plus du côté de l’existence mais du côté de la parole. En effet, ce qui dans une oeuvre nous émeut au-delà de toute autre chose, c’est sa capacité à nous rendre sensible à l’écolement du temps. Dans ce sens, La Recherche est une grande oeuvre, un roman construit dans et contre le temps. Au début du Temps retrouvé, le héros déclare qu’il vient de comprendre que tous ces matériaux de l’oeuvre littéraire, c’était sa vie passée; et que, si ses tentatives d’écrire avaient échoué jusque- là, c’est qu’il avait tenu pour vain de parler de sa vie, mais qu’aucun autre sujet ne lui paraissait assez bien pour réussir l’oeuvre. Cette recherche du sujet obsède le héros tout au long de son apprentissage, jusqu’à ce qu’il fasse l’expérience de l’extase, de la mémoire involontaire. C’ est celle-ci qui le conduit à la littérature, et non le souci de relater sa vie, puisque c’est la mémoire involontaire qui détermine l’adoption radicale d’une séparation du moi et du sujet. En effet, la grande découverte du livre consiste dans l’idée que la réalité ne se forme que dans uploads/Litterature/ proust-victoire-sur-le-temps-pdf.pdf
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- Publié le Mar 29, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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