Anabases 15 (2012), p. 11-25 Pierre Vidal-Naquet, historien engagé. Autour de L

Anabases 15 (2012), p. 11-25 Pierre Vidal-Naquet, historien engagé. Autour de L’affaire Audin PAULINE SCHMITT PANTEL Le 18 MARS 1958, il y a jour pour jour cinquante-trois ans, est organisé à Paris un « meeting de masse » du comité Audin (avec le centre du Landy et la ligue des droits de l’homme) 1. Dans sa lettre du 1er mars 1958, Pierre Vidal-Naquet avait annoncé ce meeting à Josette Audin, la veuve du jeune mathématicien disparu depuis le 21 juin 1957 à Alger. Je cite : « Le comité Audin serait heureux de recevoir un message (de votre part) pour les meetings de masse qu’il organise (avec) le centre du Landy et la ligue des droits de l’homme (à Paris le 18 mars, à Caen le 18 mars, à Marseille le 19 mars). Le mieux évidem- ment aurait été que vous puissiez venir vous-même (le comité Audin vous aurait déchargée de tous frais). Mais peut-être est-ce impossible ? Le meeting de Paris sera présidé par Laurent Schwartz et les orateurs seront Daniel Mayer, Marcel Paul, P.H. Simon, Michel Bruguier, Jean-Paul Sartre, Madame Alleg. Il va de soi que toute cette action ne prend véritablement son sens que dans le cadre général de la lutte contre la guerre d’Algérie. Certains signes font croire que cette lutte peut enfin reprendre avec ampleur, notamment 1 La journée d’étude « Les Antiquisants français au XXe siècle : parcours d’historiens enga- gés » a eu lieu le 18 mars 2011 à l’université de Toulouse-Le Mirail. Le comité Maurice Audin a été créé en novembre 1957 à Paris à l’initiative de plusieurs jeunes enseignants dont Jean Gillet assistant à la Sorbonne, Michel Crouzet, Luc Montagnier… Jacques Fernand Cahen (La Flèche) avança l’idée du Comité. Il se dota peu à peu d’instances dont un secrétariat : Crouzet, Montagnier, Panigel, Pierre Vidal-Naquet, d’un président : Albert Châtelet puis Laurent Schwartz, de vice-présidents : Dresch, Marrou… Le centre du Landy ou « Comité de défense des Libertés et de la Paix » publiait la revue Témoignages et documents. anabases 15.indd 11 anabases 15.indd 11 9/03/12 14:25:53 9/03/12 14:25:53 12 PAULINE SCHMITT PANTEL dans les milieux ouvriers où elle était considérablement ralentie. Nous comptons donc sur vous et en attendant je vous dis mon amitié 2. » Ces meetings ont lieu à un moment important : Pierre Vidal-Naquet est en train de terminer « la petite brochure », comme il l’appelle, qu’il écrit sur l’affaire Audin. C’est de l’écriture de ce premier livre de Pierre Vidal-Naquet historien que je voudrais parler aujourd’hui. Pourquoi ce choix ? Il y a à cela plusieurs raisons. L’affaire Audin est le premier livre d’histoire écrit par Pierre Vidal-Naquet. La couverture de l’édition de 1958 porte : Pierre Vidal-Naquet, agrégé d’histoire. Né en juillet 1930, il a alors un peu moins de vingt-huit ans. Il a passé l’agrégation d’histoire en juin 1955, a été professeur de lycée à Orléans en 1955-1956, puis assistant à l’uni- versité de Caen en octobre 1956. L’affaire Audin est aussi le livre qui marque le début d’un engagement citoyen qui va durer toute sa vie. Dès ces années-là Pierre Vidal-Naquet a un sujet de thèse en histoire grecque qui lui a été donné par le professeur d’histoire grecque à la Sorbonne, André Aymard (sur l’historiographie grecque au IVe siècle avant J.-C.), et il enseigne l’histoire grecque à l’université de Caen, mais il n’a encore rien publié dans le domaine de l’histoire ancienne. En 1956-1958 il écrit deux articles qui vont paraître dans des revues en 1960 et seront repris dans son livre Le Chasseur noir en 1981 3. L’affaire Audin a été sans doute reçue différemment selon les époques et selon les lecteurs. Pour ma génération, à l’université de Lyon où Pierre Vidal-Naquet était professeur d’histoire grecque entre 1964 et 1966, ce livre, ainsi que l’engagement contre la guerre d’Algérie et contre la torture, conféraient à son auteur un statut, voire une « aura » d’historien différent des autres enseignants, beaucoup plus bien sûr que son premier livre d’histoire grecque Clisthène l’Athénien, écrit avec Pierre Lévêque, qui venait juste de paraître (en 1964) 4. Dans les couloirs de la vieille faculté de lettres du quai du Rhône, dans les réunions de l’association des étudiants d’histoire, une sérieuse réputation précédait Pierre Vidal-Naquet qui avait alors entre trente-quatre et trente- six ans, et ce n’était pas encore celle de l’helléniste spécialiste des marges, mais bien celle d’un intellectuel qui savait dire « non ». Pour de jeunes étudiants c’était important. Pour ses futurs élèves bien sûr aussi. 2 Daniel Meyer : Ligue des droits de l’homme. Marcel Paul : membre de la CGT et du PC. Michel Bruguier : avocat, ancien dirigeant FFI du Gard. 3 P. VIDAL-NAQUET, « Essai sur quelques aspects de l’expérience temporelle des Grecs », Revue de l’histoire des religions, 1960, p. 55-80 et « Epaminondas pythagoricien ou le problème tactique de la droite et de la gauche », en collaboration avec P. LÉVÊQUE, Historia 9 (1960), p. 294-308. 4 Il faut citer le titre en entier : Clisthène l’Athénien. Essai sur la représentation de l’espace et du temps dans la pensée politique grecque de la fin du VIe siècle à la mort de Platon, Besançon et Paris, Les Belles Lettres, 1964. anabases 15.indd 12 anabases 15.indd 12 9/03/12 14:25:53 9/03/12 14:25:53 13 PIERRE VIDAL-NAQUET, HISTORIEN ENGAGÉ Faire un rapprochement et tenter une comparaison entre la méthode et le contenu des premiers articles de Pierre Vidal-Naquet sur la Grèce et L’affaire Audin n’a pas beaucoup de sens. En revanche si l’on considère l’ensemble de son œuvre, sur près de cinquante ans, le rapport entre les interrogations sur le présent et la manière de voir le passé et éventuellement l’inverse peuvent être étudiés 5. De nombreux entretiens, arti- cles et livres sont parus sur ce thème, ainsi que plusieurs émissions de radio et de télévi- sion. On peut en faire la synthèse mais il est difficile de dire des choses nouvelles. Ceci en grande partie aussi parce que Pierre Vidal-Naquet a lui-même réfléchi à la question que nous posons aujourd’hui et nous offre donc un fil de lecture. Comme le rappelle François Hartog, « nul historien contemporain n’a plus écrit sur lui-même, soucieux qu’il était de présenter, d’expliquer, de fixer l’histoire de sa vie, anxieux de recueillir les traces de ses engagements d’historien 6 ». Je vais suivre ce fil de lecture dans les Mémoires 7 et dans un livre au titre explicite, Le Choix de l’histoire 8. Puis je reviendrai à L’affaire Audin. Le livre Le Choix de l’histoire, consiste en la republication de quatre textes dont deux concernent plus particulièrement notre thème : « Esquisse d’un parcours anticolonialiste 9 » et « Pourquoi et comment je suis devenu historien 10 ». Sous des titres sensiblement différents, l’un insistant sur l’engagement citoyen, l’autre sur la profession d’historien, les deux textes abordent en fait les mêmes thèmes. Et tous les deux présentent essentiellement les années de forma- tion. Ainsi ils sont complémentaires et dans une large mesure également conformes à ce qu’écrit Pierre Vidal-Naquet dans ses Mémoires. Il est frappant de voir à quel point les deux lignes de force de sa vie, l’engagement citoyen et l’écriture de l’histoire, sont tissées l’une avec l’autre. Le texte le plus ancien : « Esquisse d’un parcours anticolonialiste » me sert de pivot. Le passé personnel, l’histoire de vie, de Pierre Vidal-Naquet le prépare à l’antico- lonialisme. Il grandit dans une famille juive assimilée, de tradition patriotique, républi- caine et dreyfusarde. Le récit de l’affaire Dreyfus que lui fit son père en 1942 ou 1943 joue un rôle important dans sa formation. De l’affaire Dreyfus, Pierre Vidal-Naquet conserve l’idée de la victoire sur l’erreur et l’injustice. Le texte de Chateaubriand qu’il connaît très tôt est sa description modèle de la fonction de l’historien : « Lorsque dans le silence de l’abjection on n’entend plus que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux 5 P. SCHMITT PANTEL, « Pierre Vidal-Naquet », in Les Historiens, Paris, Armand Colin, 2003, p. 317-335. 6 F. HARTOG, Vidal-Naquet, historien en personne, Paris, La Découverte, 2007, p. 7. 7 Mémoires 1, Paris, Seuil/La Découverte, 1995 ; Mémoires 2, Paris, Seuil/La Découverte, 1998. 8 P. VIDAL-NAQUET, Le Choix de l’histoire, Paris, Arléa, 2004. 9 Texte paru dans la Revue d’études palestiniennes, juin 2001. 10 Texte paru dans Esprit, août-septembre 2003. anabases 15.indd 13 anabases 15.indd 13 9/03/12 14:25:53 9/03/12 14:25:53 14 PAULINE SCHMITT PANTEL d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples 11. » Scout chez les Éclaireurs unionistes, il reconnaît l’influence du protestantisme qui lui donne l’« occasion de se familiariser avec la Bible que les catholiques prati- quaient alors très peu. La Bible est à sa façon un livre d’histoire que les protestants lisent en pratiquant le libre examen 12 ». Dès 1946-1947, Pierre Vidal-Naquet alors lycéen devient partisan de la renonciation au pouvoir colonial, uploads/Litterature/ pvn-historien-engage.pdf

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