Claude Calame Qu’est-ce que la mythologie grecque ? Gallimard COLLECTION FOLIO

Claude Calame Qu’est-ce que la mythologie grecque ? Gallimard COLLECTION FOLIO ESSAIS Claude Calame est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris. Attaché au Centre AnHiMA (Anthropologie et histoire des mondes antiques), il est en charge à l’EHESS d’une anthropologie historique des poétiques grecques. D’abord chargé de cours à l’université d’Urbino puis professeur invité à Yale, il a enseigné la langue et la littérature grecques à l’université de Lausanne. Avant-propos Qu’est-ce que la mythologie grecque ? La constitution indigène d’une mythologie (Homère, Hésiode, Orphée) ; les usages des mythes, de la poésie chantée (Pindare) à la pédagogie (sophistes, rhéteurs) en passant par la dramatisation théâtrale (poètes tragiques), par l’historiographie (Hérodote, Thucydide) et par l’iconographie ; la tradition des mythes grecs (locale vs panhellénique, Alexandrie, Rome, le christianisme) ; les origines des mythes grecs (le paradigme indo-européen, l’influence proche- orientale, l’Égypte) ; les approches et interprétations contemporaines : l’approche historique, la question des relations sociales de sexe, le « mythe noir », l’interprétation psychanalytique, le rite d’initiation, la narratologie, l’histoire des interprétations. Tels sont les problèmes et thèmes proposés aux lectrices et lecteurs de mythes grecs par l’un de ces recueils de savoir encyclopédique et académique que sont les Companions anglo-saxons (1). Mais que dire des actions humaines et divines que les mythes grecs mettent en scène — ruses, violences, meurtres, incestes, aveuglements, suicides, sacrifices humains, métamorphoses, immortalisations, etc. ? Et que dire de leurs grands protagonistes tels Œdipe, Ulysse, Médée, Héraclès, Hélène, Antigone, Prométhée, Achille, ou Aphrodite, Héra, Artémis, Apollon et Zeus ? Deux aspects semblent mis entre parenthèses dans compagnons et dictionnaires de la mythologie grecque. Se pose d’une part la question de l’inépuisable richesse sémantique et figurée des récits que nous identifions comme mythiques ; les versions multiples des mythes grecs nous entraînent dans des mondes de création fictionnelle qui invitent à de constantes réinterprétations, et à de puissantes recréations. D’autre part cette profusion créative assure aux mythes grecs une remarquable efficacité sociale, religieuse et culturelle ; cette pragmatique est fondée sur une mise en discours d’ordre poétique, avec des effets de figuration et de sens particulièrement frappants (2). Monde de fiction d’une part, pragmatique de l’autre, avec ce paradoxe : plus la polysémie d’un mythe le soumet à la recréation, plus sa portée pragmatique semble forte. Incontournable est ici la forme poétique et esthétique : elle transforme en parole efficace une intrigue narrative avec ses protagonistes ; ils appartiennent à un monde de dieux et de figures héroïques et sont engagés dans des actions exceptionnelles. Poétique au sens fort du terme par l’inventivité verbale (ou iconographique) travaillant sur des actions et des figures de fiction au sens étymologique du mot (on y reviendra) ainsi que sur une langue qui parvient à transposer et à recréer une réalité culturelle et sociale avec son écologie singulière. Sans la forme discursive avec son pouvoir poétique, que peut être un mythe (grec) sinon une (banale) « histoire traditionnelle à portée sociale » (3) ? Issu d’un ouvrage qui aurait dû s’intituler, au pluriel, Poétiques des mythes dans la Grèce antique, le présent essai offre dix cas de figure singuliers. Pour chacun d’entre eux le choix a été fait d’une figure héroïque ou divine, d’un épisode narratif avec ses versions principales, d’une forme discursive pratiquée par un auteur singulier (en général un poète), et finalement d’un effet d’ordre pragmatique. La perspective sera double : d’une part, face à ces manifestations verbales qui nous sont parvenues sous forme de textes, une analyse des discours sensible aux stratégies énonciatives (qui dit je ou nous, quand et où ?) ; d’autre part une anthropologie historique soucieuse de restituer autant les valeurs culturelles indigènes que les fonctions de formes de discours « en performance » et par conséquent passibles d’une ethnopoétique. Dans cette double perspective seront tour à tour présentés : — Déméter à la recherche de sa fille Perséphone enlevée par Hadès, divinité active dans un hymne homérique qui nous renvoie à l’institution et à la célébration des Mystères d’Éleusis, dans une articulation fondamentale entre « mythe » et « rite » ; — Bellérophon refusant de répondre aux avances amoureuses de sa belle-mère mais condamné à une mort obscure comme exemple allégué par un héros troyen face à Diomède, pour la question de la pragmatique interne au récit épique, en l’occurrence l’Iliade attribuée à Homère ; — Oreste engagé dans le meurtre de sa mère Clytemnestre elle- même meurtrière de son propre époux pour chanter, dans la performance publique et religieuse d’un poème mélique choral, la victoire aux Jeux de Delphes d’un athlète de Thèbes, la cité du poète Pindare ; — Iô, la fille d’un dieu-fleuve poursuivie par le taon suscité par la jalouse Héra, évoluant dans des espaces des confins avant d’engendrer et d’établir en Égypte une génération de fondateurs pour réfléchir avec Eschyle, figurativement et par contraste, sur les valeurs culturelles, autochtones de l’espace politique partagé par le poète et ses spectateurs athéniens ; — la belle Hélène telle que la raconte Hérodote dans un récit qui, recueilli en Égypte, disculpe l’héroïne en la tenant à l’écart du champ de bataille de Troie, dans une « historiopoiétique » orientée vers le présent, dans l’immédiat après-guerres médiques ; — Thésée, le grand héros athénien fondateur de la démocratie, reconnu par sa belle-mère épouse de Poséidon puis par Athéna, tous deux divinités tutélaires d’Athènes, dans une iconographie inscrite sur les murs de son sanctuaire héroïque et dans un dithyrambe chanté par un groupe choral de jeunes Athéniens et Athéniennes à l’occasion de la célébration d’Apollon à Délos ; — Héraclès et la mort tragique d’un héros civilisateur telle que la met en scène Sophocle dans une tragédie qui, face au public de l’Athènes classique, nous renvoie, par l’apothéose du héros empoisonné par son épouse Déjanire, au rituel sacrificiel de l’holocauste ; — Prométhée, autre héros civilisateur non plus par le meurtre d’êtres monstrueux et sauvages, mais par l’invention d’arts techniques pour contribuer, avec Zeus, à la culture des cités dans une version du mythe fortement revisitée par Platon pour la réorienter dans la logique argumentative d’un dialogue portant sur l’enseignement de la vertu ; — le célèbre devin Tirésias, aveuglé pour avoir vu Athéna au bain en sa candide beauté, tel que le met en scène le poète érudit Callimaque dans une forme hymnique qui renvoie de manière étiologique au rituel du bain de la statue de Pallas, poétiquement recréé pour l’occasion ; — enfin le héros Hippolyte, victime de son amour exclusif pour Artémis, dont la mort, par la volonté d’Aphrodite, fonde le culte héroïque qui lui est rendu à Trézène, la petite cité homologue d’Athènes, visitée par l’historien et géographe antiquaire qu’est Pausanias pour offrir à un public de lettrés un manuel raisonné sur la culture politico-religieuse de la Grèce traditionnelle. Le biais de la forme discursive et poétique, outre qu’elle révèle une mythologie davantage contextualisée et de ce fait moins connue, exige donc une approche de linguistique discursive attentive aux marques de l’énonciation. Dans une perspective anthropologique, elle sera doublée d’une analyse sémantique susceptible d’identifier les valeurs construites dans des récits fictionnels d’une extraordinaire richesse sémantique et métaphorique. Si l’une renvoie au contexte d’énonciation du discours dans sa réalisation pragmatique, l’autre réfère au contexte culturel de représentations partagées, avec leur immanquable dimension symbolique. Approches d’ordre linguistique, toutes deux doivent se combiner avec une approche d’anthropologie historique ; elle seule est susceptible d’évaluer l’impact pragmatique, du point de vue institutionnel et culturel, des effets d’énonciation et des effets de sens de récits animés par une poétique remarquablement créative. Anthropologie historique avec une spécification d’ethnopoétique quand la narration du récit héroïque correspond à une performance musicale, ritualisée dans et par le chant cadencé et par la chorégraphie (4). La conjoncture idéologique marquée par libéralisme marchand et compétitivité individualiste a fait, en particulier dans le domaine académique, des progrès destructeurs, dénoncés à plusieurs reprises. Le souci de méthode et de rigueur épistémologique n’a donc pas perdu de son actualité. Sans doute toute approche anthropologique d’une constellation de formes discursives et d’un ensemble de valeurs et représentations constitutives d’une culture différente implique-t-elle l’usage de catégories qui nous sont propres. Mais tout contact avec une culture différente et toute tentative de traduction transculturelle exigent aussi un retour critique sur ces concepts opératoires. Dans cette perspective critique, c’est le concept moderne de « mythe » qui doit être remis en question. On commencera donc par lui puisque deux études récentes ont tenté de le réaffirmer : les Grecs auraient eux-mêmes rapidement connu une notion de mythe ; la notion grecque s’inscrirait dans la ligne du concept moderne, dès lors naturalisé dans l’universalité. Il est aisé de parer à l’argument développé dans la première de ces deux tentatives de réhabilitation d’une catégorie qui serait universelle (5). C’est à la faveur d’un postmodernisme fait d’une combinaison de relativisme, de multiculturalisme, de poststructuralisme, de postcolonialisme, etc., que les notions modernes dont les dénominations sont dérivées du grec ou du latin (magie, rite, sacré, religion, uploads/Litterature/ qu-x27-est-ce-que-la-mythologie-grecque-pdf.pdf

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