QUAND Y A-T-IL DÉSARTIFICATION ? Nathalie Heinich Presses Universitaires de Fra

QUAND Y A-T-IL DÉSARTIFICATION ? Nathalie Heinich Presses Universitaires de France | « Cités » 2018/3 N° 75 | pages 25 à 32 ISSN 1299-5495 ISBN 9782130801931 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.inforevue-cites-2018-3-page-25.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Nathalie Heinich « Ce n’est plus de l’art ! » : cette interjection, commune aux jugements des non spécialistes et aux discours savants, s’est beaucoup entendue dans le courant du xxe siècle, que ce soit à propos de l’art moderne, de l’art contemporain, des industries culturelles ou du divertissement (cinéma, musique populaire…). Elle pourrait servir de signal paradigmatique pour tout processus de « désartification », à ceci près qu’il existe des différences majeures entre l’acception proprement sociologique de ce terme, et son usage courant. C’est à la mise en évidence de ces différences que nous nous attacherons ici, dans la mesure où elles engagent de profondes modifi- cations de la signification même de la « désartification ». qu’est-ce que l’artification ? Dans le travail collectif dirigé par Roberta Shapiro et moi-même sous forme de séminaire, de colloque puis d’ouvrage1, nous avons défini l’artifi- cation comme l’ensemble des processus par lesquels une activité en vient à être qualifiée comme un art, et ses praticiens comme des artistes. Comme l’indique la conclusion de notre ouvrage, l’artification peut s’opérer à partir de différents domaines : l’artisanat (peinture), l’industrie (cinéma), le loisir (photographie), le spectacle (magie), le divertissement (bande dessinée), le sport (cirque), la technique (métiers d’art), la religion 1. Cf. N. Heinich, R. Shapiro (dir.), De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 7 - - 78.193.76.100 - 20/10/2019 19:12 - © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 7 - - 78.193.76.100 - 20/10/2019 19:12 - © Presses Universitaires de France Dossier L’œuvre d’art à l’époque de la marchandisation de la culture  26 (liturgie), la politique (muralisme), la vie quotidienne (gastronomie), voire les activités délictueuses (graffiti). Les opérateurs en sont également variés : mots, catégorisations, instruments de pérennisation et de mise en visibilité, institutions, marché, édition, discours, signes (la signature étant un indi- cateur majeur d’artification). Les effets en sont la légitimation, l’autono- misation, l’élargissement des frontières, l’esthétisation, l’individualisation, l’authentification, la raréfaction. Il existe enfin plusieurs catégories de réussites d’un processus d’artification : réussites entières et durables (peinture), demi-réussites stabilisées (architecture), réussites partielles (photographie, cinéma), réussites in progress (commissariat, graffiti, hip hop…). Il existe aussi des réussites peu probables en raison des caractéristiques propres de l’activité (gastronomie, œnologie, parfum, art des jardins…), lorsque celle-ci n’est pas liée au luxe ou est fortement associée à une fonctionnalité, ou lorsqu’elle est très manuelle, ou très équipée techniquement, ou favo- risant peu la singularité, ou très soumise à la prouesse technique, ou peu susceptible d’innovation, ou pratiquée par ou s’adressant à des adultes de milieux sociaux inférieurs, ou sans autonomie sur la clientèle, ou peu pro- fessionnalisée, ou encore peu transportable dans l’espace (circulation) et dans le temps (pérennisation). Notre problématique exclut la simple métaphore : nous n’avons pas retenu dans nos enquêtes les fréquents propos déclarant que telle ou telle chose est « comme » de l’art, que telle personne travaille « en véritable artiste ». Nous ne traitons pas non plus de l’« artialisation », terme forgé par le philosophe Alain Roger pour désigner la perception du monde, et spécialement de la nature, à partir de l’art2 : c’est là un phénomène réel mais très particulier et plutôt limité au monde lettré, alors que notre pro- pos relève de pratiques beaucoup plus larges. Enfin, la problématique de l’artification se différencie clairement de la problématique de la « légitimation », même si l’une et l’autre sont liées : l’artification d’une pratique entraîne sa légitimation dans un monde où l’art est valorisé, comme c’est le cas dans les sociétés occidentales actuelles, et le désir de voir légitimée une pratique est souvent à l’origine d’un pro- cessus d’artification. Toutefois, faire franchir à une pratique, à des objets, à des êtres, une frontière catégorielle impliquant de lourdes transformations, est une opération beaucoup plus complexe que de les faire évoluer sur un axe continu entre un « moins » et un « plus » (noble, légitime, canonique). 2. Cf. A. Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 7 - - 78.193.76.100 - 20/10/2019 19:12 - © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 7 - - 78.193.76.100 - 20/10/2019 19:12 - © Presses Universitaires de France Quand y a-t-il désartification ? Nathalie Heinich    27 La question de l’artification se concentre sur la phase antérieure au mouve- ment de glissement de l’« art mineur » à l’« art majeur », ou du bas en haut de la hiérarchie des genres : la phase qui relève d’un saut discontinu entre « art » et « non-art ». Elle s’éloigne ainsi de la sociologie de la domination selon Pierre Bourdieu, qui a fait du concept de légitimation la pierre de touche de ses travaux sur le « champ artistique3 » ; et des « cultural studies », axées sur la mise en évidence et la dénonciation des hiérarchies4. C’est pourquoi nous avons exclu de notre corpus, malgré leur intérêt par ailleurs, les travaux portant sur des catégories artistiques occupant ou ayant occupé une position basse sur la hiérarchie des genres, telles que l’art naïf ou le pop art, ainsi que les innombrables monographies consacrées aux artistes marginaux ou « mavericks », dans la terminologie de Howard Becker5. Notre problématique ne relève pas non plus d’une sociologie du goût : que les amateurs d’art accordent plus ou moins de valeur à telle pratique, tel genre ou tel style, est un phénomène certes intéressant, mais postérieur au processus d’artification. Les effets de « distinction » par l’intérêt accordé à des produc- tions plus ou moins majeures ou mineures constituent des conséquences du processus d’artification, mais pas des modalités de son effectuation6. qu’est-ce que la désartification ? Notre démarche était exclusivement et explicitement inductive, empi- rique et descriptive : il s’agissait de mettre en évidence les composantes et les conditions d’un processus d’artification à partir de l’observation des situations effectives advenues dans tous les domaines qu’il nous a été pos- sible d’étudier grâce aux travaux de divers spécialistes. Aucune définition préalable de ce qu’est « l’art » n’était donc requise – l’art ne se définissant plus, au terme de ce travail, que par la résultante d’une artification réussie. 3. Cf. notamment P . Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992. 4. Cf. notamment Herbert J. Gans, Popular Culture and High Culture, New York, Basic Books, 1974 ; Lawrence W. Levine, Lowbrow/Highbrow : The Emergence of Cultural Hierarchy in America, Cambridge, Harvard University Press, 1988 ; Paul DiMaggio, « Cultural Boundaries and Structural Change : The Extension of the High Culture Model to Theater, Opera, and the Dance, 1900- 1940 », in Michèle Lamont, Marcel Fournier, Cultivating Differences : Symbolic Boundaries and the Making of Inequalities, Chicago University Press, 1992. 5. Cf. H. Becker, Les Mondes de l’art, 1982, Paris, Flammarion, 1988. 6. Cf. P . Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 7 - - 78.193.76.100 - 20/10/2019 19:12 - © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 7 - - 78.193.76.100 - 20/10/2019 19:12 - © Presses Universitaires de France Dossier L’œuvre d’art à l’époque de la marchandisation de la culture  28 Dans cette perspective, la sociologie ou l’anthropologie de l’art rejoignent la sociologie de la catégorisation, la sociologie de la reconnaissance et la sociologie de l’identité. C’est dans la même perspective que s’est trouvée posée, inévitablement, la question de la désartification : non pas donc dans la perspective norma- tive de déploration d’une perte, mais dans la perspective strictement des- criptive d’un relevé des indicateurs objectifs qui uploads/Litterature/ quand-y-a-t-il-desartification.pdf

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