Gisèle Sapiro La sociologie de la littérature Introduction a sociologie de la l
Gisèle Sapiro La sociologie de la littérature Introduction a sociologie de la littérature se donne pour objet d'étudier le fait littéraire comme fait social. Cela implique une double interrogation : sur la littérature comme phénomène social, dont participent nombre d'institutions et d'individus qui produisent, consomment, jugent les œuvres ; sur l'inscription des représentations d'une époque et des enjeux sociaux dans les textes littéraires. Cette proposition apparemment simple soulève nombre de questions. Que définit-on comme texte de référence : une œuvre telle que l'a publiée son auteur ? Mais dans ce cas, que faire des œuvres de Kafka publiées par Max Brod après sa mort ? Ou des différentes versions publiées par un auteur ? Ou encore des variantes que l'on trouve dans les manuscrits ? Doit-on s'interroger sur la genèse de l'œuvre et l'inscrire, à la manière de Sartre, dans un « projet créateur » ? Ou bien sur son interprétation, qui peut varier selon les lecteurs et les époques ? En effet, la signification d'une « œuvre » ou de toute production culturelle n'est pas réductible à l'intention de son auteur. Outre que l'auteur n'est pas toujours conscient de ce qu'il fait, la signification de l'œuvre dépend de deux facteurs qui échappent au producteur. Premièrement, le sens d'une œuvre ne réside pas seulement dans sa construction interne, comme le veulent les herméneutes, mais aussi dans un espace des possibles national ou international, dont les contours sont tracés par l'ensemble des productions symboliques du présent et du passé parmi lesquelles elle se situe au moment de sa publication ou de sa republication. L'œuvre singulière se définit ainsi par son rapport à d'autres productions du point de vue du thème, du genre, de la composition, des procédés. Elle véhicule des représentations du monde social, qui peuvent être plus ou moins partagées par les contemporains (en fonction du groupe social : classe, genre, nation, ethnie...) et se retrouver dans des textes non littéraires. Ce qui nous conduit à la question qui nous intéressera plus spécifiquement ici : quel est le L contexte pertinent ? Est-ce la biographie singulière de l'auteur, que Sartre privilégie dans son étude sur Flaubert, son groupe social d'origine ou d'appartenance (sa classe), sur lequel les théoriciens marxistes ont placé la focale, ou encore les caractéristiques sociales de son public ? La littérature nationale, qui a fondé l'histoire littéraire, ou la littérature universelle (la Weltliteratur de Goethe) ? Les conditions sociales de production et de circulation des œuvres, selon la proposition des fondateurs des cultural studies, ou les catégories de perception de la culture dans laquelle elle s'inscrit, suivant la tradition néokantienne allant de Cassirer à Panofsky ? Le second facteur concerne les appropriations et usages qui sont faits d'une œuvre, le sens qui lui est conféré, et les tentatives d'annexion dont elle est l'objet. Ces processus de réception ne sont pas extérieurs à l'histoire de la production littéraire. Premièrement, la réception d'une œuvre a des effets non seulement sur sa signification sociale, mais aussi sur sa position dans la hiérarchie des biens symboliques, qu'il s'agisse de sa réception critique ou de sa diffusion en librairie (placement sur les tables des libraires, listes des meilleures ventes, etc.). Deuxièmement, de son vivant, elle a souvent des effets sur l'auteur-e lui- ou elle-même, qui peut être amené à infléchir ou à ajuster son « projet créateur » en fonction des réactions et des attentes suscitées par cette réception. Troisièmement, les (ré)appropriations d'œuvres du passé, ou provenant d'autres cultures, sont au cœur même des mécanismes de reproduction ou de renouvellement de l'espace des possibles littéraires : Lautréamont exhumé par les surréalistes contre les écrivains de leurs temps, Dos Passos ou Faulkner adoubés en France par Sartre contre les formes romanesques classiques du XIXe siècle, Flaubert annexé par le nouveau roman contre la littérature engagée, ces quelques exemples suffisent à attester le rôle qu'elles jouent dans l'histoire de la littérature. Comme beaucoup de domaines de spécialisation (par exemple, la sociologie du droit), la sociologie de la littérature est tiraillée entre les deux disciplines. Mais elle pâtit aussi de la longue histoire des tensions et des frictions entre la sociologie et les études littéraires, la première s'étant constituée comme discipline par un arrachement à la culture humaniste qui prévalait à la fin XIXe siècle, tandis que les secondes se montrent à ce jour rétives à toute approche « déterministe » de la littérature (sur les « malentendus » entre ces deux disciplines, voir Meizoz [2004, p. 17] [*]). Il lui a en effet fallu vaincre la résistance à l'objectivation due à la croyance en la nature indéterminée et singulière des œuvres littéraires. Trop « sociologique » pour les littéraires et trop « littéraire » pour les sociologues, affiliée dans certains pays à la littérature, dans d'autres, à la sociologie, elle souffre d'une absence d'institutionnalisation qui contraste avec la richesse des travaux produits dans ce domaine depuis un demi-siècle. Le dialogue engagé entre littéraires et sociologues, qui tend à s'élargir par-delà les crispations disciplinaires, ouvre des voies de collaborations prometteuses que cet ouvrage vise à encourager (voir Desan et al. [1988] ; Baudorre, Rabaté et Viart [2007]). Par rapport aux synthèses de qualité qui l'ont précédé [Dirkx, 2000 ; Aron et Viala, 2006], le présent ouvrage se propose de faire un état de l'avancée actuelle des recherches dans ce domaine en pleine expansion, en mettant l'accent sur l'angle sociologique et sur la méthodologie (à l'inclusion des méthodes quantitatives comme l'analyse des correspondances multiples et l'analyse des réseaux), ainsi que sur les intersections avec des problématiques de la sociologie de l'art, de la culture, des médias, de l'édition, de la traduction, des professions, des rapports sociaux (de classe, de genre et de race), de la mondialisation, etc., auxquelles elle est susceptible d'apporter un éclairage inédit. En constant dialogue avec les historiens de la littérature [Lyon-Caen et Ribard, 2010], ce bilan indique également des perspectives de croisement avec les gender studies et les postcolonial studies [Write Back, 2013], sans se limiter à l'espace francophone (même si c'est celui où la sociologie de la littérature est le plus vivante). Le premier chapitre brosse l'histoire de cette spécialité et les théories qui l'ont le plus marquée, en particulier celles qui ont tenté de dépasser le clivage entre analyse interne et analyse externe des œuvres. Dans cette optique, l'approche sociologique du fait littéraire est conçue comme l'étude des médiations entre les œuvres et les conditions sociales de leur production. Ces médiations se situent à trois niveaux, ouvrant des axes de recherche qui sont examinés dans les chapitres suivants : en premier lieu, les conditions matérielles de production des œuvres ainsi que le mode de fonctionnement du monde des lettres ; deuxièmement, la sociologie des œuvres, des représentations qu'elles véhiculent aux modalités de leur production par leurs auteurs ; troisièmement, les conditions de leur réception et de leur appropriation, ainsi que les usages qui en sont faits. En s'appuyant sur des exemples tirés d'enquêtes empiriques, chacun de ces trois chapitres abordera également les méthodes mises en œuvre pour traiter les problématiques évoquées. Aux méthodes qualitatives traditionnellement utilisées pour appréhender le fait littéraire (analyse documentaire, étude du contenu des œuvres et/ou des critiques), la démarche sociologique ajoute les études de trajectoires individuelles, qui se démarquent de la biographie, et, s'il s'agit d'un objet contemporain, les entretiens et l'observation ethnographique. Mais c'est surtout par les méthodes quantitatives qu'elle se distingue des approches proprement littéraires. En effet, malgré la représentation commune de l'acte créateur comme singulier, il ne manque pas d'aspects quantifiables ou mesurables dans les processus de production et de réception de la littérature : propriétés sociales des auteurs et des publics, types de publications, supports, genres, réseaux de relations, etc. Que ce soit la prosopographie (biographie collective) d'un groupe d'écrivains, l'analyse de réseaux, l'analyse lexicométrique, ou les enquêtes sur la lecture, les approches quantitatives éclairent certaines particularités en apparence irréductibles des trajectoires littéraires, des œuvres ou des expériences de lecture dans une configuration sociale donnée, à condition de s'articuler à des analyses qualitatives plus fines. Enfin, on s'interrogera également sur les perspectives ouvertes par la dénationalisation de l'histoire littéraire, avec les études sur la circulation transnationale des œuvres (par voie de traduction notamment, mais aussi d'imitation) et sur les trajectoires migratoires (effets des situations d'exil sur la création). Notes [*] Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’ouvrage. I. Théories et approches sociologiques de la littérature ntre littérature et sociologie, il y a toujours eu des relations de conflit, de concurrence, mais aussi d'échange et d'imprégnation réciproque. La littérature s'intéresse à la vie sociale, qu'elle peint sous différents aspects. Des grandes fresques sociales de Balzac et de Flaubert aux études naturalistes de milieux par Zola et son école, la tradition réaliste s'était attachée, dès la fin du XVIIIe siècle, à la description des mœurs de différents univers sociaux (de l'aristocratie aux bas-fonds en passant par la bourgeoisie) ou professionnels (journalistique, médical, boursier, etc.), d'institutions comme le mariage, la famille, l'école, des transformations de la société et de la mobilité uploads/Litterature/ que-sais-je-la-sociologie-de-la-litterature-sapiro-gisele.pdf
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- Publié le Jul 16, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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