Quelques remarques sur le couple intertextualité-genèse — Daniel Ferrer, Table

Quelques remarques sur le couple intertextualité-genèse — Daniel Ferrer, Table des matières Notes Résumé Pour citer cette page La perspective génétique modifie-t-elle notre conception de l’intertextualité? On serait tenté d’apporter une réponse réservée à une telle question. Il est vrai que la critique génétique semble offrir à l’intertextualité un fondement matériel rassurant. En interprétant les documents qui témoignent des lectures des écrivains et en les confrontant aux manuscrits qui conservent la trace de la genèse du texte, on peut cerner de près l’interface entre la lecture et l’écriture, l’espace transactionnel où l’une prend naissance à partir de l’autre, reconstituer de manière positive le dialogue intertextuel et replacer la création dans son environnement intellectuel concret1. Mais ne risque-t-on pas de revenir à la vieille critique des sources ? N’est-ce pas précisément pour couper court à toute possibilité d’une telle régression que Michael Riffaterre avait fait de l’intertextualité un phénomène de lecture et non d’écriture, le définissant comme « la perception par le lecteur, des rapports entre une œuvre et d'autres qui l'ont précédée ou suivie » ?2 Ce geste audacieux et salubre a eu l’avantage de déblayer le terrain de considérations accessoires, et de focaliser le débat sur le fonctionnement intertextuel plutôt que sur l’intertexte. Faudrait-il donc se passer complètement de la notion d’intertextualité quand on s’intéresse à la genèse ? Certainement pas, puisqu’il suffit, pour s’approprier la notion, de se souvenir que tout écrivain est aussi un lecteur, que tout geste d’écriture constitue aussi un geste de lecture. D’autant que, contrairement à la traditionnelle critique des sources, qui d’ailleurs ne s’embarrasse généralement pas de recourir aux manuscrits, la critique génétique se préoccupe moins de désigner une origine que d’analyser « ce qui fait l’essence même de l’intertextualité pour le poéticien : le travail d’assimilation et de transformation qui caractérise tout processus intertextuel »3. De fait, le concept se révèle fécond pour la critique génétique4 et réciproquement l’étude génétique peut offrir à la théorie de l’intertextualité l’occasion d’observer de près les pratiques d’un lecteur qui pour une fois n’est pas abstraitement défini (même s’il n’est pas nécessairement représentatif) : l’écrivain. Mais peut-on aller plus loin dans cet échange : la possibilité de recourir aux manuscrits peut-elle nous conduire à modifier, ou à nuancer l’idée que nous nous faisons de l’intertextualité elle- même ? et une juste compréhension du statut de l’intertexte par rapport au texte pourrait-il nous aider à préciser le statut de l’avant-texte ? On peut partir d’une remarque de Laurent Jenny qui propose de « parler d’intertexualité seulement lorsqu’on est en mesure de repérer dans un texte des éléments structurés antérieurement à lui, au-delà du lexème, cela s’entend, mais quelque soit leur niveau de structuration. »5 Ces restrictions paraissent aller de soi, mais, comme toujours, dès lors qu’on commence à prendre en considération la dimension génétique, de nouvelles questions se posent. Que faut-il entendre exactement par les mots « lorsqu’on est en mesure de repérer » ? L’intertextualité est-elle toujours « repérable » ? Cela semble évident d’après la définition donnée plus haut : elle est repérable ou elle n’est pas, puisqu’elle est un effet de lecture. Mais de quel lecteur parle-t-on ? On sait bien que le pouvoir allusif d’un texte, aussi fort soit-il lors de sa publication, peut s’affaiblir ou se perdre avec le temps. C’est un phénomène inéluctable, tout particulièrement (mais pas uniquement) dans un forme d’intertextualité qu’on pourrait appeler l’intertextualité négative et notamment dans ce que Bakhtine, dans son étude du « dialogisme actif », appelle la « polémique interne cachée »6. On se rappelle que dans ce cas, le mot [discours] d’autrui n’est pas reproduit avec une nouvelle interprétation mais il agit, influence et détermine d’une façon ou de l’autre le mot de l’auteur, tout en restant lui-même à l’extérieur. […] Dans la polémique cachée, le mot de l’auteur est, comme n’importe quel autre mot, dirigé sur son objet, mais chaque affirmation se construit de manière à avoir en plus de sa signification objectale, un effet polémique sur le mot d’autrui. Dirigé sur son objet, le mot se heurte dans l’objet même au mot d’autrui qui, lui, n’est même pas reproduit mais seulement suggéré ; et cependant, la structure du discours serait toute différente s’il n’existait pas cette réaction au mot d’autrui sous-entendu. […] Dans la polémique cachée, le mot d’autrui est repoussé et c’est son rejet, tout autant que l’objet dont il est question, qui détermine le mot de l’auteur. […] Le mot perçoit intensément à côté de soi le mot d’autrui parlant du même objet, et cette sensation détermine sa structure.7 . La question est évidemment de savoir à quel point cette polémique est cachée : si elle l’est trop, son effet risque évidemment d’être nul. Dans un tel cas, les documents de genèse se révèlent précieux. Prenons par exemple les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence de Montesquieu. Une bonne connaissance de l’histoire littéraire et un examen attentif des deux ouvrages doivent permettre de prendre conscience de tout ce que les Considérations doivent négativement au Discours sur l’histoire universelle de Bossuet. Comme l’explique Catherine Volpilhac-Auger, elles manifestent « le refus de sa perspective christianocentrique de l’histoire, selon laquelle Dieu n’aurait permis l’établissement de l’empire romain que pour mieux préparer le monde à la venue du Messie. »8 L’étude des lectures de Montesquieu à travers les traces matérielles qu’elles ont pu laisser dans ses notes, extraits, catalogues et autres manuscrits permettant de reconstituer sa « bibliothèque virtuelle », ne fait que le confirmer. En revanche, on ne peut pas parler de confirmation pour d’autres textes beaucoup plus obscurs qui sont en pratique imperceptibles et qui pourtant jouent un rôle capital dans l’ouvrage, en tant que « sources de réaction ». Il en est ainsi des derniers mots du dernier chapitre de ces mêmes Considérations ... : « l’Empire […] finit comme le Rhin, qui n’est plus qu’un ruisseau lorsqu’il se perd dans l’Océan. » Dans cette clausule, « la fin de Constantinople [est] désignée comme un non-événement, indigne même d’un récit », en une image qui prend le contre-pied d’un ouvrage dont seule l’étude des documents permet d’établir la présence en creux : l’« Histoire des croisades pour la délivrance de la Terre Sainte du P. Maimbourg ( Catalogue , n° 2996) où se lit une interprétation tout aussi choquante pour Montesquieu : la légitimation par la religion d’une entreprise de conquête ; le jésuite Maimbourg la complète en voyant dans la chute de Constantinople (comme beaucoup de ses contemporains) la sanction divine du schisme dont les Grecs se sont rendus coupables : l’historien-apologiste transforme la chute du siège de l’empire chrétien d’Orient en combat presque apocalyptique de l’ange contre le démon » 9 . Voilà un bel exemple d’intertextualité négative, que même une connaissance hors du commun de l’histoire littéraire ne permettrait guère de repérer et que seule l’étude des documents de genèse au sens large permet de recouvrer. D’après Michael Riffaterre, cette crainte d’une perte de l’intertexte n’est pourtant qu’un faux problème. Dans un article intitulé précisément « Un faux problème: l’érosion intertextuelle » 10 , Riffaterre démontre brillamment, à partir d’exemples empruntés à Baïf (à qui on reproche souvent un système de référence trop obscur, ou devenu tel avec le temps) que la question ne doit pas se poser. Les structures d’implicitation manifestes dans le texte sont suffisantes pour renvoyer vers un autre texte absent, et pour en dessiner, en creux, les contours. Cette position est très forte, dans la mesure où c’est bien cette incomplétude programmée du texte, l’arrachant à lui-même, à sa clôture comme à sa référentialité ordinaire, qui est constitutive, pour Riffaterre, de la référentialité littéraire. Mais il y a bien un paradoxe : nous savons parfaitement, grâce notamment aux lectures proposées par Riffaterre lui-même, tout ce que la connaissance du détail de l’intertexte apporte à la lecture. Nous acceptons volontiers l’idée que le texte comporte en lui-même une mémoire de son intertexte. Encore faut-il que cette mémoire ne reste pas lettre morte : tout repose donc sur une agrammaticalité, qui permet de repérer ce que Riffaterre appelle le « connecteur » Il existe un indice de la coexistence dans une même séquence verbale d’un texte et d’un intertexte, indice donc d’intertextualité […]. C’est un signe double puisqu’il figure dans le texte mais aussi dans l’intertexte d’où il a été tiré. Je l’appelerai le connecteur : sa première fonction est de faire le pont entre le texte et l’intertexte, non seulement en symbolisant la présence de l’un dans l’autre, mais en symbolisant leur inséparabilité ; le texte ne peut être lu et ne peut avoir de signifiance sans la catachrèse causée par l’invisible intertexte. Le connecteur est un mot ou groupe de mots qui est grammatical dans l’intertexte, sans quoi il ne pourrait pas le représenter ailleurs. Mais il faut qu’il soit agrammatical dans le texte, sinon il ne pourrait y attirer l’attention ni générer la catachrèse. Celle- ci prend la forme d’un paradigme de variantes dérivées du connecteur. uploads/Litterature/ quelques-remarques-sur-le-couple-intertextualite 1 .pdf

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