LA TRADUCTION : INTERPRÉTATION ET GENÈSE DU SENS François RASTIER CNRS / Paris

LA TRADUCTION : INTERPRÉTATION ET GENÈSE DU SENS François RASTIER CNRS / Paris [à paraître dans Marianne Lederer et Fortunato Israël, éds. Le sens en traduction, Paris, Minard, 2006] Les études de traductologie paraissent se diviser en deux courants complémentaires. Restant dans le cadre traditionnel de la phrase, le courant pratique et didactique cherche à lister des procédés (comme la transposition morphologique des mots). Avec des moyens informatiques, les recherches sur les alignements de corpus développent cette approche dans une perspective terminologique. Le courant critique et philosophique reste préoccupé par la création littéraire, notamment la poésie, ou par les corpus religieux ; Antoine Berman, Henri Meschonnic illustrent en France cet intérêt passionné pour les « hauts langages ». Entre une traductologie lexicographique et grammaticale et une réflexion fondamentale sur les œuvres, une médiation synthétique serait bien nécessaire. Dès lors qu’elle est soucieuse d’une herméneutique philologique (ou matérielle, selon l’expression de Peter Szondi), une linguistique des textes devrait pouvoir permettre d’articuler les acquis des approches grammaticales et stylistiques avec ceux des approches philosophiques ; mais il faut pour cela problématiser notamment les concepts de réécriture, de passage, de genre et de corpus. Translations. — La question de la traduction spécifie une question générale qui concerne non les rapports de langue à langue, mais les rapports de texte à texte, puisque tout texte en transforme d’autres : quels sont les rapports sémiotiques entre deux textes qui dérivent l’un de l’autre, qu’il s’agisse de réécriture créatrice, de commentaire ou de traduction ?1. Le problème des relations sémiotiques entre deux textes dont l’un est réputé la réécriture de l’autre intéresse corrélativement leur contenu et leur expression : il se pose diversement à propos des versions successives d’un même texte, du rapport entre un texte, ses sources, la lignée des textes qui dérivent de lui, ses commentaires, enfin ses traductions. Pour saisir ce problème, il faut développer une théorie générale des réécritures qui englobe aussi bien la génétique des textes que leur herméneutique. Elle spécifiera les transformations (ou métamorphismes) au sein des textes comme entre les textes de même langue ou de langues différentes. Distinguons quatre niveaux hiérarchiques supérieurs au texte : les discours (ex. juridique vs littéraire vs essayiste vs scientifique), les champs génériques (ex. théâtre, poésie, genres narratifs)2, les genres proprement dits (ex. comédie, roman « sérieux », roman policier, nouvelles, contes, mémoires et récits de voyage), les sous-genres (ex. roman par lettres)3. On peut proposer cette typologie sommaire des transformations à partir d’un texte source, selon que l’on change de genre, de champ générique, de 1 On pourra au besoin se reporter à des propositions antérieures (1995) pour une théorie de la translation qui comprenne tout à la fois la tradition textuelle, le commentaire et la traduction. 2 Un champ générique est un groupe de genres qui contrastent voire rivalisent dans un champ pratique : par exemple, au sein du discours littéraire, à l’époque classique, le champ générique du théâtre se divisait en comédie et tragédie. 3 La question des sous-genres est délicate : en fait, indépendamment des sous-corpus définis pour une application, les sous-genres sont des lignées génériques, c’est-à-dire des séries de textes écrits les uns à partir des autres. C’est évidemment dans les genres littéraires que les lignées sont les plus apparentes, car elles évoluent par ruptures. discours et de langue, en retenant le commentaire, la traduction et la recréation ou réécriture créatrice au sein d’une lignée de textes (le signe - indique que le changement l’emporte sur la conservation, le signe + l’inverse) : Genre Champ générique Discours Langue Commentaire — — +— +— Traduction + + + — Recréation +— +— +— +— Tableau 1 : Types de translation et degrés de normativité N.B. : Par rapport aux autres types de réécriture, le commentaire change en général de genre dès lors qu’il a une fonction métalinguistique (mais la formule ci-dessus ne vaut pas pour les commentaires de commentaires). Les normes et les niveaux linguistiques — La question de la traduction souligne les enjeux d’une linguistique des normes. La théorie de traduction ne peut guère se fonder sur l’ontologie et sur la logique – nécessairement universalistes qui ont configuré la tradition grammaticale, mais plutôt sur une dé-ontologie, car elle a pour mission de respecter la diversité culturelle. Aussi ne peut-elle formuler de règles, au sens trop fort en usage en linguistique, mais tout au plus des normes pratiques qui s’appuient sur une connaissance des normes linguistiques. On a jadis ironisé sur la traduction automatique sans trop s’aviser que ses incohérences cocasses étaient dues à l’insuffisance des théories linguistiques de la traduction. En effet, si la connaissance des règles est nécessaire, elle n’est aucunement suffisante. Dans les textes, ce ne sont pas les règles grammaticales qui assurent l’équivalence traductive, mais des normes qui relèvent pour l’essentiel d’une linguistique de la « parole », entendue au sens d’usage. Bref, on ne traduit pas de langue à langue, mais de texte à texte, et pour cela on transpose un système de normes dans un autre. C’est pourquoi, paradoxalement, la théorie terminologique du positivisme logique a pu croire les termes indépendants des langues : quand une discipline a structuré internationalement ses normes, la traduction devient possible et semble aisée voire automatisable4. En revanche, quand l’histoire des discours et des genres diffère de langue à langue, comme c’est le cas même dans des traditions littéraires proches,5 la traduction devient une gageure et appelle l’édition bilingue qui confère aux deux textes un approfondissement réciproque de leur sens. Changer de signifiant, c’est changer de signe, et changer par là même de signifié. Comme dans une langue il n’y a pas de synonymes exacts, entre deux langues il n’y a pas de signes exactement équivalents. Cela tient à la détermination qu’exercent les systèmes linguistiques, comme à la différence des cultures auxquels ils appartiennent, et dont témoigne la diversité des normes à l’œuvre dans les textes. Du fait même du 4 Pour les textes techniques et scientifiques, des conventions internationales propres aux disciplines et aux domaines d’application favorisent d’autant plus la traduction qu’elles négligent les différences des signifiants, des connotations, etc. Cette aisance apparente demeure au demeurant toute relative, car à présent la pratique des corpus alignés met en évidence, avec de nouveaux observables, que toutes sortes de problèmes restent à poser. 5 Par exemple, même si les règles prosodiques et métriques diffèrent grandement du latin au français, on préférera, pour traduire l’hexamètre latin, l’alexandrin à l’octosyllabe. caractère systématique des langues, on ne peut trouver d’identité d’une langue à l’autre, et les équivalences qu’on instaure doivent tout à des conventions temporaires. Si une langue n’est pas composée d’un et d’un seul système, chacun de ses niveaux de description comporte des normes et des règles qui évoluent selon des temporalités différenciées, en fonction de paramètres internes et externes différents. La langue comme système unique le cède alors à la langue conçue comme articulation et recherche d’optimisation entre des systèmes partiels relativement autonomes et dont les principes structuraux restent compatibles entre eux, mais non systématiquement intercorrélés. Certains sont centraux, au sens où ils sont à l’œuvre dans toutes les manifestations linguistiques (ex. morphologie, syntaxe) ; d’autres sont facultatifs (réalisations prosodiques, typographie, etc.). Les règles linguistiques concernent les systèmes partiels, mais non leur interaction qui obéit à des normes plutôt qu’à des règles : aussi le lexique, la syntaxe, voire la sémantique diffèrent-ils selon que l’on se trouve à l’oral ou à l’écrit ; il en va de même, à l’écrit, pour les discours, champs génériques et genres6. L’énonciation et l’interprétation apparaissent comme des processus de compromis entre niveaux relevant de systèmes de normes différents. Entendons bien toutefois que les niveaux linguistiques sont tout à la fois des niveaux d’organisation et de description : ils ne sont séparés que par une convention qu’on ne peut prétendre conforme « aux choses mêmes ». Par exemple, sémantique et ponctuation font l’objet de descriptions séparées et l’on en conclut qu’il s’agit de niveaux d’organisation complètement distincts, alors même que la linguistique de corpus permet de repérer de nettes corrélations entre eux. On peut souhaiter que l’étude de la sémiosis textuelle conduise à mieux comprendre la stratification du langage dans son ensemble7. Cela semble crucial pour l’étude de la traduction, car c’est bien le sens textuel, produit par cette sémiosis, que l’on traduit, jusque dans la détermination des significations lexicales. La traduction met à profit l’indépendance relative des niveaux linguistiques pour compenser la non-correspondance des types de normativité de langue à langue. Sans revenir au débat sur l’universalisme ni sur l’autonomie illusoire du niveau conceptuel (l’auteur, 1991), rappelons que le problème de la traduction se pose de discours à discours, de genre à genre, de style à style, et plus précisément de texte à texte. En termes d’instances de normativité, la formule propre de la traduction serait : Niveaux d’analyse Instances de normativité Texte A Texte A’ Style A Style A’ Genre A Genre A’ Champ gén. A Champ gén.A’ Discours A Discours A’ Langue 1 Langue 2 Projet textuel Idiolecte Normes de genre Normes uploads/Litterature/ rastier-traduction.pdf

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