G A LLIMA R D AKIRA MIZUBAYASHI REINE DE CŒUR roman DU MÊME AUTEUR Aux Éditions
G A LLIMA R D AKIRA MIZUBAYASHI REINE DE CŒUR roman DU MÊME AUTEUR Aux Éditions Gallimard UNE LANGUE VENUE D’AILLEURS, coll. « L’un et l’autre », 2011 (Folio n° 5520). MÉLODIE. CHRONIQUE D’UNE PASSION, coll. « L’un et l’autre », 2013 (Folio n° 5811). PETIT ÉLOGE DE L’ERRANCE, 2014 (Folio 2 € n° 5821). UN AMOUR DE MILLE- ANS, roman, 2017 (Folio n° 6523). ÂME BRISÉE, roman, 2019 (Folio n° 6941). Aux Éditions Arléa DANS LES EAUX PROFONDES. LE BAIN JAPONAIS, coll. « La rencontre », 2018. r e i n e d e c œ u r AKIRA MIZUBAYASHI R E I N E D E C Œ U R r o m a n G A L L I M A R D Page 9 : Haruki Murakami, Le Meurtre du Commandeur, livre 2, La Métaphore se déplace, traduit du japonais par Hélène Morita avec la collaboration de Tomoko Oono © Belfond, 2018. © Éditions Gallimard, 2022. En mémoire de Jiro et Aïko Mizubayashi, mes parents Mon oncle reçut un sabre de son supérieur, un lieutenant, et dut couper la tête du prisonnier. Le supérieur était un jeune lieutenant, tout juste sorti de l’Académie militaire. Mon oncle, bien entendu, ne voulait pas accomplir ce geste atroce. Mais désobéir à l’ordre d’un supérieur, c’était se mettre dans une situation très grave. Il n’encourait pas qu’une simple sanction. Parce qu’au sein de l’armée impériale, l’ordre d’un supérieur, c’était un ordre de l’empereur. haruki murakami, Le Meurtre du Commandeur, livre 2, La Métaphore se déplace (2018) — Une lame mouillée coupe mieux… Kaji, reste là, toi. Tu es mon témoin officiel… (Après l’exécution froidement accomplie du pre mier condamné à mort chinois.) Tu leur diras qu’ils n’ont qu’à tenter de s’évader, s’ils veulent avoir la tête coupée… Au suivant ! La Condition de l’homme, première partie, film de masaki kobayashi (1959) La plupart de mes symphonies sont des monuments funéraires. […] Je pensais aux cellules des prisonniers, à ces effrayants terriers où les hommes sont enterrés vivants. Ils attendent qu’on vienne les chercher. On peut devenir fou de peur. Beaucoup de gens ne sup portaient pas cette tension et devenaient fous. Je le sais. L’attente de l’exécution est un des thèmes qui m’ont torturé toute la vie. Témoignage. Les mémoires de Dimitri Chostakovitch, propos recueillis par solomon volkov premier mouvement Un homme, deux femmes 13 1 Depuis l’incident de Mukden en 1931, le Japon mène une guerre d’agression coloniale en Chine. En février 1945, six mois avant l’effondrement de l’Empire nip pon, les opérations militaires de l’armée impériale ne faiblissent pas en Mandchourie, semant toujours la ter reur dans la population. Debout à côté d’un tonneau rempli d’eau à ras bord placé tout près d’une énorme fosse fraîchement creusée, le sergent- major Ashibé sort de la poche de sa veste un grand carré de tissu blanc et essuie, de la garde à la pointe, le sabre qui brille de tout son éclat. Le tissu s’imbibe immé diatement de sang, d’un sang fumant, rouge sombre. — Tu as vu comment il faut faire ? À toi, Mizukami. Vas- y. Ashibé tend son arme à Jun Mizukami, jeune soldat de troisième classe. Le soleil d’hiver est à son zénith. Le sabre dénudé, fier de son irisation argentée, enor gueilli de sa puissance meurtrière, éblouit le soldat de 14 mille feux. Il est aveuglé par la clarté ; mais, subitement, il bascule dans l’épaisseur ténébreuse d’une encre noire comme si, dans une salle des fêtes parfaitement éclairée à la tombée de la nuit, une panne d’électricité vous plon geait brusquement dans l’obscurité la plus totale. Des gouttes de sueur coulent le long de ses tempes. Quelque chose comme un énorme insecte à pattes poilues ou une couleuvre visqueuse glisse silencieusement sur son dos moite le long de sa colonne vertébrale, sous son mail lot de corps trempé qui imbibe déjà sa veste de gros drap. Il ne voit rien. Il n’entend rien. Tout est noir, tout est calme. Mais, soudain, émerge une tête d’homme ensan glantée aux cheveux noirs mouillés de sueur. Elle tombe dans la fosse. On dirait que sa bouche tordue est sur le point de vociférer des imprécations. La tête dessine un mouvement descendant sans cesse recommencé et d’une extrême lenteur. Lorsqu’elle échoue au fond de la fosse pour la énième fois, quelque chose de massif se lève en lui violemment, comme si un mammifère marin manquant d’air au fond des eaux cherchait à refaire surface. Il ne tient plus debout. Il se prend le ventre à deux mains pour stopper l’avancée irrésistible d’un raz de marée qui lui secoue les tripes. Brusquement, des vomissures jaunes lui sortent par la bouche et par le nez. — Qu’est- ce qui t’arrive, Mizukami ? Tu es tout blême ! lance le sergent- major Ashibé avec un sourire sardonique. Allez, c’est à toi de te montrer digne de l’armée de Sa Majesté impériale ! Vas- y ! En prononçant « Sa Majesté impériale », le sergent- major se met instantanément au garde- à‑vous, et il conserve cette position pendant de longues secondes. Un rictus moqueur 15 se dessine de nouveau sur ses lèvres épaisses, tandis que, les yeux mi- clos, à peine visibles dans l’ombre projetée de son képi jaune kaki, le militaire jette un regard de mépris sur le jeune soldat. — Oui, sergent- major, répond celui- ci d’une voix cassée. L’éclat insoutenable du sabre empoigné par la grosse main poilue du militaire lui coupe le souffle. Six Chinois rebelles aux yeux bandés, ravalant leurs sanglots de peur, font l’impossible pour garder leur dignité. Leurs cama rades massivement présents, assis par terre comme écrasés par le soleil froid et ses rayons tranchants, rassemblés en groupes d’une dizaine étroitement surveillés par des sol dats à la baïonnette, n’osent pas lever le regard. Personne ne parle. Les ouvriers chinois, abandonnés à eux- mêmes, sont accablés par le poids de ce monde rempli de terreur, d’une terreur à faire taire les divinités suprêmes. — Bigre ! crie le sergent- major d’une voix rocail leuse. Qu’est- ce que tu attends, espèce de poule mouil lée ? Vas- y ! Dépêche- toi ! Montre- moi que tu es un vrai Japonais, un vrai soldat nippon ! J’espère que tu n’as pas perdu ton âme à cause de ta chère musique efféminée ! Un mépris satanique gagne tout le visage du militaire. Esseulé, poussé dans ses derniers retranchements, le pauvre troisième classe n’a d’autre choix que de se saisir du long sabre de samouraï sorti de son fourreau. La main droite, imperceptiblement tremblante, du soldat terrorisé avance timidement, avec une lourde hésitation, palpable. — Non… sergent- major, je ne peux pas… Excusez- moi… Non… je ne peux pas… Vraiment, je ne peux pas, sergent- major… il m’est impossible de faire ça… non, 16 franchement, ce n’est pas possible…, balbutie le jeune homme à voix basse. — Qu’est- ce que tu dis, espèce de connard ! C’est un ordre ! C’est moi qui t’ordonne de faire ça ! Souviens- toi de ce qui est écrit en toutes lettres dans le Rescrit impé rial aux militaires et aux marins1. L’ordre d’un supérieur équivaut à l’ordre de Sa Majesté impériale. Je ne te laisse rai pas dire que tu l’as oublié ! De nouveau, Ashibé, proférant « Sa Majesté impériale » sur un ton d’absolue soumission, se tient obséquieuse ment au garde- à‑vous. — Non… sergent- major… non… je ne crois pas… je ne crois pas qu’on puisse faire ça… Non, vraiment, ce n’est pas possible… Je n’ai pas… Je n’ai pas le droit… On n’a pas le droit de faire une chose pareille… — On n’a pas le droit ? Tu débites là des balivernes ! Je ne te demande pas ton avis. Je te demande de passer à l’acte ! Tu n’as pas le droit de désobéir à mon ordre ! C’est mon commandement, le commandement de ton supérieur ! C’est celui de Sa Majesté impériale par conséquent ! Sinon, tu seras accusé de haute trahison contre l’essence sacrée de notre grand empire nippon. Tu te rends compte de ça ? — … Un silence lourd s’installe quelques dizaines de secondes… Sans dire un seul mot, Ashibé agrippe la main 1. Le Rescrit impérial aux militaires et aux marins (1882) appelait à la fidélité absolue chaque membre de l’armée nipponne à l’égard de l’empereur. Tous les militaires devaient apprendre par cœur la totalité du texte. Avec le uploads/Litterature/ reine.pdf
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- Publié le Mai 26, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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