Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article

Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RFP&ID_NUMPUBLIE=RFP_673&ID_ARTICLE=RFP_673_0983 Crime et narcissisme : à propos du passage à l’acte criminel par Denis TOUTENU | Presses Universitaires de France | Revue française de psychanalyse 2003/3 - Volume 67 ISSN 0035-2942 | ISBN 213053564X | pages 983 à 1003 Pour citer cet article : — Toutenu D., Crime et narcissisme : à propos du passage à l’acte criminel, Revue française de psychanalyse 2003/3, Volume 67, p. 983-1003. Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France . © Presses Universitaires de France . Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Crime et narcissisme : à propos du passage à l’acte criminel Denis TOUTENU Dans un essai récent écrit en collaboration avec Daniel Settelen à propos du cas d’un criminel particulièrement médiatisé (L’affaire Romand : le narcis- sisme criminel)1, j’ai essayé de repérer et de décrire les liens complexes qui peuvent relier fragilité narcissique et passage à l’acte criminel. Je propose ici de poursuivre cette réflexion sur ce qui fait qu’un individu, jusqu’alors assez souvent considéré comme « normal » par son groupe social, à un moment donné de sa vie, et du fait de circonstances particulières, ne se « contient » plus. Je partirai de la description concrète de trois affaires criminelles « ordi- naires » rencontrées à l’occasion de ma pratique d’expert judiciaire. Je les ai appelés Éric, Ahmed et Roger, et pour des raisons de discrétion j’ai modifié quelques éléments secondaires de leur biographie. Dans des circonstances que je décrirai, le premier d’entre eux a fracassé le crâne d’un inconnu avec une batte de base-ball, le deuxième a abattu sa femme d’un coup de carabine, tan- dis que le troisième a tué ses deux enfants, également avec une carabine. Avant leur passage à l’acte aucun de ces trois hommes n’avait connu la prison. Pourquoi ce choix de cas « hors divan » ? On ne manquera pas de m’objecter que je sors du champ de l’analyse classique. Peut-on prétendre fonctionner en psychanalyste quand on est désigné comme expert par un juge, c’est-à-dire imposé à un sujet qui ne se considère pas a priori comme un patient ? Comment se gèrent, dans ces conditions particulières, la neutralité, l’écoute flottante, le contre-transfert ? Y a-t-il plus qu’une simple analogie Rev. franç. Psychanal., 3/2003 1. Denis Toutenu et Daniel Settelen, L’affaire Romand, Paris, L’Harmattan, 2003. entre l’interprétation du psychanalyste et la « prestation inter » de l’expert qui va essayer de mettre en mots la problématique du fonctionnement psychique d’une personne ? Toutes ces questions mériteraient un développement qui dépasse le cadre de cette brève étude introductive. Pour revenir à ma question du hors divan, je répondrai de façon très prosaïque que si l’on veut avoir l’opportunité de rencontrer des patients narcissiques criminels, il ne faut pas craindre d’aller les rencontrer là où ils sont accessibles, notamment en pri- son... Psychanalystes et narcissiques ne s’aiment pas beaucoup. En dépit des avancées considérables réalisées ces dernières décennies, beaucoup d’analystes rechignent encore à accueillir les patients « trop narcissiques » sur leur divan. Il suffit, par exemple, de « les faire attendre un peu » pour les décourager. Et a fortiori, bien peu d’entre nous ont eu l’occasion, et ont pris le risque, d’accepter des patients criminels. « Mes échanges avec mes amis psychanalystes me laissaient le plus souvent frustré », constatait Daniel Zagury en évoquant, dans un récent article, ses pro- blèmes de contre-transfert rencontrés lors d’expertises de criminels1. Cet auteur notait la rareté des élaborations théoriques des collègues ayant une réelle expé- rience de terrain dans ce domaine, et surtout une tendance assez répandue chez les analystes à plaquer, pour ce type de patients, une théorisation qui court- circuite la complexité clinique et clôture toute avancée élaborative. Du côté des patients criminels, l’expérience nous apprend qu’ils se montrent souvent officiellement très demandeurs de soins psychiques tant qu’ils sont en détention et dans l’attente de leur procès, mais qu’ils oublient souvent leurs bonnes résolutions de poursuite d’un travail sur eux-mêmes une fois hors les murs... Je vais maintenant passer à l’exposé des trois cas d’expertise. Mais en guise d’introduction, je rappellerai d’abord très brièvement un quatrième cas de cri- minel emprunté à la littérature : celui d’un jeune homme narcissique devenu meurtrier, à première vue pour un banal problème de priorité à un carrefour. I. SUR LA ROUTE DE DELPHES : I. ŒDIPE, UN CORINTHIEN ORIGINAIRE DE THÈBES La scène se passe à un embranchement en forme de fourche, là où la route de Daulis rejoint celle de Delphes pour former un tronçon à une voie seulement. D’un côté arrive un jeune homme, seul, tandis que, de l’autre, se 984 Denis Toutenu 1. Les serial killers sont-ils des tueurs sadiques ?, RFP, 2002, t. LXVI, no 4, p. 1195-1213. présente une voiture attelée de jeunes chevaux précédée d’un piqueur et com- portant en tout cinq hommes, dont un, probablement le maître, d’un certain âge, car « il commençait à blanchir ». Personne n’accepte de s’effacer pour laisser le passage. Une altercation éclate. Sophocle retrace sobrement le film des événements en nous épargnant le détail des injures échangées. Nous n’avons droit qu’à la bande image de la bouche du narrateur qui n’est autre que le jeune homme : « Le conducteur, puis le vieillard lui-même veulent m’écarter violemment du passage. Furieux, je frappe le premier, qui me poussait contre le talus. Alors le vieillard, guet- tant le moment où je passais le long du véhicule, m’atteignit de deux coups d’aiguillon, en plein sur le crâne. Il n’en a pas été quitte au même prix. À l’instant même, assommé d’un coup de mon bâton, il tombe à la renverse et roule à bas de la voiture. J’ai tué tout le monde... » En fait il y a eu un survivant, qui s’en est tiré par un mélange de chance et de ruse ; Œdipe ne l’apprendra que bien plus tard. Dans un premier temps, ce rescapé, un domestique, a menti en rapportant à Jocaste qu’ils avaient été attaqués par des brigands « qui étaient en force ». Prudent, il se gardait bien d’avouer qu’ils avaient été décimés par le fait d’un homme seul. Qui plus est, sa position d’unique rescapé n’aurait pas manqué d’attirer la suspicion sur lui... Peu après, quand il découvrira que le successeur de son défunt maître n’était autre que le jeune homme de la route de Delphes, il suppliera Jocaste de lui accorder un poste de berger, et, sa mutation acceptée, il quittera la ville et ira se mettre au vert... Mais revenons à l’analyse du passage à l’acte criminel. Œdipe est-il devenu meurtrier uniquement pour un problème de priorité à une patte d’oie ? À l’évidence, non. Au moment du drame, il se trouvait dans un état psychique bien particulier. C’était alors un jeune homme, ou plutôt un grand adolescent attardé, en pleine crise. Fragile et persécuté, il venait de prendre la route, une sorte de fugue, pour s’éloigner de chez ses parents avec lesquels il était en grande difficulté. Peu avant les faits, un incident révélateur de sa problématique était sur- venu au milieu d’un repas arrosé. Un convive échauffé par le vin l’avait traité d’ « enfant supposé ». Alors que beaucoup se seraient contentés d’un hausse- ment d’épaules, ou d’une autre injure adaptée à la situation, Œdipe s’est senti « blessé dans son orgueil », et, nous précise Sophocle, « il se contint à grand- peine tout le reste du jour ». Un peu étonnant pour un incident mineur, « indigne qu’on le prît à cœur »... Les choses auraient pu en rester là, mais le lendemain de l’incident – la nuit ne porte pas toujours conseil –, Œdipe ques- tionna ses parents. Qui ne répondirent pas sur le fond... Leurs réassurances narcissiques devaient sonner faux, en tout cas elles n’ont pas apaisé « la brû- Crime et narcissisme 985 lure de l’insulte ». Quand on ne trouve pas la réponse à l’intérieur, on la cherche à l’extérieur. Œdipe était alors allé consulter un oracle à leur insu, lequel, au lieu de calmer le jeu, a au contraire proféré les calamités que l’on sait... Ce n’est donc pas un paisible promeneur que Laïos et son piètre équi- page ont rencontré sur la route de Delphes. Les injures du conducteur de l’attelage ont eu le grand tort de redoubler la brûlure encore active pro- voquée peu avant par l’insinuation du convive indélicat, et l’attitude mépri- sante du patron de l’attelage uploads/Litterature/ rfp-673-0983 1 .pdf

  • 13
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager