Annales littéraires de l'Université de Besançon Un, deux, trois : Éros Jean-Pie

Annales littéraires de l'Université de Besançon Un, deux, trois : Éros Jean-Pierre Vernant Citer ce document / Cite this document : Vernant Jean-Pierre. Un, deux, trois : Éros. In: Mélanges Pierre Lévêque. Tome 1 : Religion. Besançon : Université de Franche-Comté, 1988. pp. 293-305. (Annales littéraires de l'Université de Besançon, 367); https://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1988_ant_367_1_1731 Fichier pdf généré le 06/05/2018 Un, deux, trois : Eros Jean-Pierre VERNANT, Professeur honoraire au Collège de France. Il existe une théorie d'après laquelle ceux qui sont en quête de la moitié d'eux-mêmes, ce sont ceux là qui aiment, mais ma théorie à moi c'est que l'objet de l'amour n'est ni la moitié ni l'entier, à moins qu'ils ne soient chose bonne. Le Banquet (205 d9 C3). Dans un livre récent (1) Jean Rudhart rappelle qu'on trouve dans les cosmogonies grecques, deux formes du dieu Eros dont les fonctions sont différentes, pour ne pas dire opposées, suivant qu'il s'agit du plus ancien, l'Eros primordial, vieux comme le monde, bien antérieur par conséquent à Aphrodite, et du jeune Eros, plus tardif puisqu'il est, d'après la tradition courante, l'enfant d'Aphrodite, elle-même fille de Zeus et, selon Homère, de Dioné. Un Eros donc qui fait son apparition dans un monde déjà tout formé, organisé, soumis à l'ordre immuable que lui impose Zeus-roi. Regardons le vieil Eros dans la Théogonie d'Hésiode. "D'abord vint à l'être (géneto ) Chaos, mais ensuite Gaia... et Eros le plus beau des dieux immortels" (2). Que vient faire Eros dans ce trio ? Il ne préside pas, chez les dieux, à l'accouplement des deux sexes pour enfanter une nouvelle génération d'êtres divins. Chaos et Gaia, quand ils produisent à la lumière d'autres entités cosmiques n'ont personne à qui s'unir. Ils n'ont pas de partenaire sexuel. Sont-ils même véritablement sexués ? Chaos est un nom neutre. Il n'enfante pas. "A partir de lui viennent à l'être (ek Châeos... egénonîo ) Erebos et Nux " (3). Gaia est un terme féminin. Elle enfante : geinomai, elle met bas : tîkîô (4). Mais le sexe masculin n'existant pas encore, Gaia n'est pas confinée dans la pure féminité. Au reste, quand elle engendre, c'est "àter philotêtos ephimérou " (5), sans cette "tendresse amoureuse qui relève d'Aphrodite, comme son privilège, sa time, le lot qui lui a été réservé, sa moîra, pour accoupler les deux sexes. Non seulement Gaia ne saurait s'unir à un mâle qui n'existe pas encore mais elle tire de son propre fond ses deux futurs partenaires masculins, Ouranos et 294 Jean-Pierre Vernant Pontos. Elle devait donc les contenir virtuellement dans l'intimité de sa nature féminine. Quelle est alors l'action d'Eros ? Elle ne consiste pas à rapprocher et à conjoindre deux êtres différenciés par leur sexe pour en créer un troisième s'ajoutant aux premiers. Eros pousse les unités primordiales à produire au jour ce qu'elles cachaient obscurément dans leur sein. Comme le dit Rudhardt, Eros explicite dans la pluralité distincte et nombrée de la descendance ce qui était implicitement contenu dans l'unité confuse de l'ascendant. Eros n'est pas principe de l'union du couple ; il ne réunit pas deux pour en faire un troisième ; il rend manifeste la dualité, la multiplicité incluses dans l'unité. Même quand Gaia, ayant tiré d'elle même son pendant masculin, Ouranos, s'unit sexuellement à lui, cette copulation obéit à une sorte de désir à l'état brut, de pulsion cosmique aveugle et permanente. Elle ignore encore l'attrait amoureux qui suppose entre les deux partenaires cette séparation et cette distance qu'Aphrodite seule aura mission de combler en mettant en œuvre toutes les roueries de la séduction, en faisant de la relation erotique une stratégie amoureuse mobilisant, à l'initiative de l'un ou l'autre, le charme de la beauté et la douceur des mots en vue d'un accord mutuellement désiré. Gaia a produit Ouranos comme son complément, son double masculin. Elle l'a fait égal à elle-même pour qu'il la couvre exactement en son entier, qu'il la cache complètement sous lui (6). Ouranos est vautré sur Gaia ; il la recouvre en permanence et s'épanche en elle sans arrêt dans la copulation qu'il lui impose incessamment. Il n'y a entre eux ni distance spatiale ni intermède temporel : pas de pause dans cette union. Ouranos et Gaia ne sont pas encore vraiment séparés ; ils forment moins un couple d'unités distinctes qu'une unité à deux faces, un ensemble fait de deux strates superposées et accouplées. C'est pourquoi leur union sexuelle n'aboutit pas. Les enfants que Gaia conçoit d'Ouranos restent enfermés dans ses entrailles comme l'était autrefois leur père (7) : ils ne peuvent émerger à la lumière en tant qu'êtres individualisés. L'un a produit le deux mais dans des conditions de proximité telles que la série demeure bloquée, sans pouvoir se multiplier. Les 12 Titanes et Titans, les 3 Hécatoncheires, les 3 Cyclopes, restent bloqués au lieu même où ils ont été conçus : le giron de Gaia. Paradoxalement, c'est la castration dOuranos qui en éloignant le ciel de la terre, en mettant fin à la carrière de l'Eros primordial, va disjoindre le masculin du féminin et conférer au dieu du désir un statut nouveau, lié à la dichotomie, désormais définitive et tranchée, entre les sexes. Posté en embuscade dans le sein de Gaia, Cronos armé en sa main droite de la harpe attrape de la main gauche les parties génitales d'Ouranos ; il les tranche d'un coup de serpe, les jette derrière lui sans se retourner (8). Les gouttes de sang tombent sur la terre ; elles vont donner naissance, au cours des années, à ces Puissances de guerre, de conflit, de division qui vont réaliser la malédiction qu'Ouranos prononce contre ses fils : un jour ils leur faudra payer le prix de la vengeance, la tisis, que leur attentat contre la personne du père a déclenchée. Ces Puissances sont de trois sortes : les Géants redoutables et belliqueux, les Nymphes méliennes, Nymphes guerrières avec leurs javelots de frêne, les Erinnyes enfin, déesses impitoyables dont la fonction est de faire expier les crimes commis contre des proches. Ouranos mutilé, arraché de Mélanges P. Lévêque 1 295 Gaia, c'est donc d'abord, se profilant dans cette première déchirure, l'apparition sur le théâtre du monde de la division, du conflit, de la guerre entre ceux là-mêmes que leur intime parenté, leur consanguinité assimilent entre eux au point de faire de chacun le double, la réplique exacte de tous les autres (9). Mais c'est aussi et corrélativement la naissance d'Aphrodite qui unit et rapproche des êtres que sépare leur pleine individualité et que leur sexe oppose (10). Le sang d'Ouranos est tombé sur la terre ; son sexe est tombé dans le Flot, Pontos, et au cours d'un long temps, de l'écume qui est à la fois sperme et mousse marine, émerge la gracieuse déesse qui préside à tous les sortilèges, à toutes les tromperies de la séduction (11). Le même geste qui en émasculant Ciel l'a fixé au sommet du monde, loin de Terre, donne ainsi naissance à Aphrodite dont Eros et Himéros sont dès lors les assistants. Éros ne joue plus comme cette pulsion qui, à l'intérieur de l'un, provoque la fission en deux, mais comme l'instrument qui, dans le cadre de la bisexualité désormais établie, permet à deux de s'unir pour engendrer un troisième et ainsi de suite, indéfiniment. Qu'est ce qui change encore dans la Puissance d'Eros quand son statut est ainsi modifié et que, de divinité primordiale, il devient l'associé ou le serviteur ou l'enfant d'Aphrodite ? Quand il opérait au dedans d'une entité cosmique primordiale en l'absence de tout partenaire sexuel, Eros traduisait la surabondance d'être dont l'Un se trouvait porteur, le mouvement par lequel ce trop plein, se répandant au dehors, donnait naissance à des entités nouvelles. Eros n'impliquait donc pas manque, défaut, dénuement (ce que Platon nommera penia ), mais pour certains plénitude, selon d'autres excès de plénitude. Plénitude de l'Un : c'est l'Eros orphique, cet Eros-Phanès dont quelques fragments des Rhapsodies (12) précisent qu'il a deux paires d'yeux, ce qui lui permet de voir de tous les côtés, deux sexes placés au haut des fesses, plusieurs têtes, qu'il est à la fois mâle et femelle. H figure l'unité parfaite réalisée dans l'harmonie du Tout ; à cette unité s'oppose la dispersion dans la multiplicité des existences particulières, ce que les néo-platoniciens nommeront "la chute dans le miroir de Dionysos", ce miroir où l'Etre Un, en se mirant, en s'admirant, est attiré par l'image que le redouble, qui le fait deux, pour se trouver finalement multiplié à l'infini en une myriade de reflets. On connaît l'histoire de Dionysos enfant : pour déjouer la méfiance du petit dieu, capter son attention, le fasciner, les Titans lui offrent, à côté d'une toupie, d'un rhombos, d'osselets, de poupées articulées, un miroir où "pendant qu'il examinait son apparence mensongère au reflet du miroir, ils le frappèrent d'un couteau infernal" (13). Plus tard, Zeus apprit l'épisode de "l'image reflétée au miroir frauduleux" (14). Le petit Dionysos est donc, dans le miroir où il se dédouble, séduit par son uploads/Litterature/ eros.pdf

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