DOSTOÏEVSKI OU L’ENVERS DU DROIT Peggy Larrieu Université Saint-Louis - Bruxell
DOSTOÏEVSKI OU L’ENVERS DU DROIT Peggy Larrieu Université Saint-Louis - Bruxelles | « Revue interdisciplinaire d'études juridiques » 2015/1 Volume 74 | pages 1 à 20 ISSN 0770-2310 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-interdisciplinaire-d-etudes- juridiques-2015-1-page-1.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Université Saint-Louis - Bruxelles. © Université Saint-Louis - Bruxelles. Tous droits réservés pour tous pays. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 37.120.142.182 - 18/03/2020 13:57 - © Université Saint-Louis - Bruxelles Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 37.120.142.182 - 18/03/2020 13:57 - © Université Saint-Louis - Bruxelles R.I.E.J., 2015.74 1 ÉTUDES Dostoïevski ou l’envers du droit Peggy LARRIEU Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles Aix-Marseille Université – Centre de droit économique d’Aix-Marseille « Devenus criminels, c’est alors qu’ils inventèrent la justice » 1. Résumé La lecture juridique de l’œuvre de Dostoïevski est susceptible d’apporter un nouvel éclairage, par effet de contraste, sur le phénomène juridique et sa rationalité. Car, pour découvrir l’horizon complet des valeurs juridiques d’une société, il faut dresser la carte de ses transgressions, et donc cheminer vers les confins. Précisément, l’écrivain russe peut intéresser le juriste parce que son existence et son œuvre s’inscrivent en marge de la norme. Il nous offre une contestation radicale de la rationalité juridique. Rien ne lui est plus étranger que le scepticisme rationaliste. Mais, derrière sa fascination pour la transgression, le crime, la « part maudite », se dissimule une véritable passion pour le juste. Aussi, à l’heure où la rationalité juridique montre ses limites face au problème du mal, la conception de Dostoïevski mérite toute notre attention. Il est difficile de sortir indemne de la lecture d’une œuvre de Dostoïevski. D’aucuns le redoutent, s’en méfient, parce qu’il peut paraître morbide, malsain, pervers, cruel et monstrueux2. Auteur grandiose que le lecteur craint d’aborder, de peur de se perdre au détour de tant de dépravation, de s’enfoncer dans la boue ou encore de s’évaporer dans le rêve. D’autres, en revanche, le considèrent comme un génie, un prophète et un grand psychologue. Ainsi Nietzsche disait-il de lui : « il est le seul qui m’ait appris quelque chose en psychologie »3. Mais, que l’on s’en défie ou pas, Dostoïevski est incontestablement un « écrivain prométhéen » 4 au 1 F. DOSTOÏEVSKI, Le rêve d’un homme ridicule, Arles, Actes Sud, 1993, p. 52. 2 P. EVDOKIMOFF, Dostoïevsky et le problème du mal, Lyon, Ondes, 1958, p. 7. 3 F. NIETZSCHE, Le crépuscule des idoles, Paris, Gallimard, 1988, § 45. 4 C. DALIPAGIC-CZIMAZIA, Dostoïevski et l’Europe, Ed. Conseil de l’Europe, 1993, p. 11. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 37.120.142.182 - 18/03/2020 13:57 - © Université Saint-Louis - Bruxelles Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 37.120.142.182 - 18/03/2020 13:57 - © Université Saint-Louis - Bruxelles R.I.E.J., 2015.74 Dostoïevski ou l’envers du droit 2 même titre que Goethe et Shakespeare5, dans la mesure où ils explorent l’être humain dans sa globalité, aussi bien dans ses méandres psychologiques qu’à travers la société et l’histoire. Et Dostoïevski est de ceux-là. En tant qu’écrivain prométhéen, il est capable de percevoir les profondeurs de l’âme humaine, de penser l’être comme une totalité, un paradoxe complexe et pétri de contradictions, capable de saisir le clair en même temps que l’obscur. Ses héros sont des victimes, des humiliés et des offensés, susceptibles de devenir en un trait de temps des personnages démoniaques, forts et orgueilleux, au-dessus de la morale commune. Ils sont outrés jusqu’à la démesure, s’apparentent à des caricatures, des êtres irréels, des figures de l’onirique. Leur drame n’est pas un drame possible suivant les lois de la raison6. Leur drame n’est concevable qu’en dehors de ces lois, qu’en nous-mêmes. Leur drame est mythologique au sens où ces personnages représentent des archétypes 7 , des symboles des conflits psychologiques les plus universels. Dans ces conditions, comment Dostoïevski pourrait-il faire l’objet d’une lecture juridique, sachant que le droit a pour vocation de réguler les rapports sociaux entre les individus, et non leur for intérieur ? Pire, comment Dostoïevski pourrait-il intéresser le juriste, épris de juste mesure et de rationalité, alors que toute la vie et l’œuvre de l’écrivain russe sont hors norme ? Car, comme il l’a lui-même indiqué, « je n’ai jamais fait que pousser à l’extrême, dans ma vie, ce que vous n’osiez pousser vous-mêmes qu’à moitié »8. Il a parcouru toute la gamme du bien et du mal, en passant des pires excès aux cimes sublimes du sacrifice. Qu’a-t-il donc de commun avec l’homo rationalis juridique, lui qui n’a jamais vécu que dans l’amplitude, l’excès, l’hybris ? Que peut-il nous apprendre sur le droit, et inversement, en quoi une analyse juridique peut-elle apporter un nouvel éclairage sur son œuvre ? Cela étant, pour découvrir l’horizon complet des valeurs symboliques d’une société, et notamment ses valeurs juridiques, il faut aussi dresser la carte de ses transgressions, interroger les déviances, repérer les phénomènes de rejet et de refus9, et donc cheminer vers les confins. Bref, il faut saisir l’envers pour comprendre l’en-droit. Dostoïevski, par son excentricité, sa singularité, sa marginalité par rapport à l’univers ordonné et stable du droit, peut justement nous éclairer sur le phénomène juridique et sa rationalité. Il intéresse le juriste précisément parce que son existence et 5 F. OST, Shakespeare, La comédie de la loi, Paris, Michalon, 2012. 6 H. TROYAT, Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski, Paris, Fayard, 1990, p. 220. 7 C.G. JUNG, Les racines de la conscience, Paris, Buchet-Chastel, 1971, p. 21. 8 F. DOSTOÏEVSKI, Mémoires écrits dans un souterrain, Paris, éd. Bossard, 1926, p. 65. 9 M. DETIENNE, Dionysos mis à mort, Paris, Gallimard, 1998, p. 8. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 37.120.142.182 - 18/03/2020 13:57 - © Université Saint-Louis - Bruxelles Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 37.120.142.182 - 18/03/2020 13:57 - © Université Saint-Louis - Bruxelles Peggy Larrieu R.I.E.J., 2015.74 3 son œuvre sont en marge de la norme. Du côté de l’existence d’abord, il y a le bagne, le jeu, les soupçons de pédophilie, etc10... Et puis, il y a l’œuvre. L’œuvre de Dostoïevski est le témoin fidèle de son destin, centré autour des grandes réalités de l’existence humaine : le bien et le mal11. Inéluctablement fasciné par le mal, l’écrivain a besoin de la révolte, de la négation, du doute. Il a besoin de pousser l’idée du mal jusqu’à l’absurde, pour en révéler toute la dialectique. La dénonciation du mal, sa mise à nu, constituent l’objet d’une quête qui trouve une échappatoire dans son œuvre. En cela, ses romans célèbrent une étrange extériorité par rapport à l’ordre juridique et à l’ordre tout court : certains de ses personnages sont menaçants, insaisissables, ils heurtent l’ordre établi dans la société russe. Leur orgueil n’a pas de bornes. Ils se proclament athées, se livrent à la débauche, blasphèment ou prennent part à un crime. Alors, pourquoi une telle fascination pour le crime, le monstrueux ? Et quels sont les liens pouvant bien exister entre le crime et le droit ? Quelle complicité l’attache à ses héros révoltés et lui fait si bien dépeindre les âmes viles? Lui-même, de quel parti est-il ? « Du parti du diable, avec les ivrognes, les sensuels, les pervers, les débauchés, si admirablement décrits dans ses romans ? Ou du parti des chérubins, avec le prince Mychkine et Aliocha Karamazov, qui jettent sur ces pages sombres l’illumination de leur foi ? »12. En réalité, pour Dostoïevski, le crime est originel. Mais, l’homme est capable de rédemption. De fait, l’auteur a toute sa vie été obsédé par la question du juste13, à travers ses déambulations dans l’univers du mal et du crime. Or, peut-être est-ce uniquement parce qu’il a parcouru toute la gamme du mal qu’il a pu connaître une telle passion pour le juste. C’est cette dialectique du crime et du juste qui innerve l’œuvre et l’existence de l’écrivain, en révèle les paradoxes, et permet d’apporter un nouvel éclairage au problème des relations entre le mal et le bien. Tout se passe chez lui comme si le pire se mettait au service du meilleur, ainsi que le clamait Méphistophélès à l’attention du Docteur Faust : je suis « une partie de cette force qui, toujours veut le mal, et toujours fait le bien »14. Dès lors, le mal serait-il antérieur et donc autonome par rapport au bien 15? Ceci nous interpelle sur les origines de notre droit et de notre société… 10 H. TROYAT, Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski, op. cit., supra n. 6. 11 P. EVDOKIMOFF, Dostoïevsky et le problème du mal, op. cit., supra n. 2, p. 20. 12 Encyclopédie Larousse, V. Dostoïevski. 13 J. VAN MEERBEECK, « Dostoïevski, entre loi du désir et désir de la loi », Rev. interdisciplinaire d’études juridiques, 2004, n° 53, p. 29. 14 W. GOETHE, Faust I et II, Paris, Larousse, 2004, Cabinet d’étude, v. 110. 15 C. CRIGNON, Le mal, Paris, Flammarion, 2000 ; H.C. PUECH, En quête de la gnose, Paris, Gallimard, 1978. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 37.120.142.182 - 18/03/2020 13:57 - uploads/Litterature/ riej-074-0001.pdf
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- Publié le Mai 24, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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