Bianca Maria ESPOSITO — PHIL-AA-POLITICAM-S1 – École Normale Supérieure Paris P

Bianca Maria ESPOSITO — PHIL-AA-POLITICAM-S1 – École Normale Supérieure Paris Pardonner la mort Nul n’a sacrifié sa vie pour la vérité sans en avoir été responsable. Et pourtant, si l’on a sacrifié sa vie pour la vérité, on a été innocent au sens le plus noble du mot. Kierkegaard, Le droit de mourir pour la vérité La présente étude fait partie d'un contexte de recherche plus ample, qui examinera les différents aspects liés au martyre protochrétien d'un point de vue historique, anthropologique et théologico-politique. A travers cette réflexion nous nous proposons de parcourir diverses interprétations du phénomène du martyre à partir des catégories de l’anthropologie de René Girard et des philosophies de Kierkegaard et Derrida. Le martyr, du grec μάρτυς (fr. témoin), est celui qui se place dans un espace de rupture entre deux économies : l'une terrestre, qu'il décide de quitter, de fracturer, révélant sa nature persécutrice et violente, l'autre apocalyptique et eschatologique, dans laquelle la véritable justice divine triomphera. La position du martyr et de sa mort en cette dualité, ainsi que sa relation privilégiée avec la transcendance et la vérité, révèlent l’ambiguïté et l’irresponsabilité du geste non-violent de se laisser mettre à mort. Le thème de la responsabilité peut être discuté à partir de l’acte verbale performatif d’un pardon, accordé par le martyr à ses ennemis au moment de sa mort. Ce pardon nous donne un exemple de réalisation paradoxale de la possibilité impossible du don. Le pardon a quelque chose en commun avec le don ; outre leur inconditionnalité, le pardon et le don ont un rapport essentiel au mouvement de la temporalisation. Le pardon réalisé par le martyr dans sa mort, nous offre la possibilité de parler d'une exception, d’une fracture et d’une rupture du temps et par conséquent de la règle économique et vindicative, qui domine toutes les relations temporelles. Dans ce mémoire, nous analysons la folie du pardon de la mort et du don du pardon dans la mort à partir de l’exemple paradigmatique de l’histoire d’Étienne protomartyr. Notre travail est structuré en trois parties : nous considérons le martyre chrétien, premièrement comme un dévoilement de la violence de la foule envers une victime innocente, deuxièmement à partir de la question de la responsabilité du martyr à l'égard de ses ennemis et troisièmement en référence à la possibilité d’un pardon réalisé dans la mort. 1 Étienne protomartyr Mais le sang est le plus mauvais témoin de la vérité ; le sang empoisonne la doctrine la plus pure, et la transforme en folie et en haine des cœurs. Nietzsche, L’Antéchrist. Imprécation contre le christianisme, §53 Bien que la nature de cet essai ne permette pas une exposition plus détaillée du martyr en tant que phénomène historique, il peut être utile de souligner que le concept de « martyre » est une notion radicalement nouvelle introduite dans le monde antique avec la violence du refus de sacrifier à l’Empereur. Les histoires des premiers martyrs chrétiens, réunies dans les Actes de martres, nous offrent des récits de condamnation à mort dans lesquels les protagonistes sont jugés par l'autorité pour avoir fait résistance au culte officiel. Ces récits attestent l’opposition des martyrs à l’idolâtrie d’un pouvoir mondain, introduisant une séparation entre la dimension politique et la dimension religieuse. Et pourtant, la non-violence des premiers martyrs chrétiens ne se manifeste pas seulement comme une résistance non-violente, mais aussi comme amour et pardon des ennemis. Un cas emblématique et paradigmatique de la performation verbale de ce pardon dans la mort est l’histoire d’Étienne protomartyr, dans les Actes des Apôtres. Traditionnellement désigné comme le premier martyr, ou protomartyr du christianisme, Étienne est certainement une des premières victimes chrétiennes tuées à cause de sa prédication charismatique. Bien que la généalogie de la notion de μάρτυς, en tant que quelqu’un qui meurt pour quelque chose, comme un Für-sterben, un mourir-pour le témoignage de la foi, doive être reconduite à un contexte historique différent de celui de la mort d’Étienne1, la théologie chrétienne post-constantinienne décidera de le déclarer le premier des tous les martyrs chrétiens, πρωτομάρτυς2. L'histoire de l’activité et de la mort d’Étienne à Jérusalem est entièrement décrite dans les Actes des Apôtres 6 et 7 ; il est introduit dans le texte parce qu’il est choisi comme l'un des sept hommes de bonne réputation, « remplis de l'Esprit et de sagesse » (Actes 6, 3), choisis pour la distribution des nourritures dans la première communauté chrétienne de Jérusalem. Étienne est décrit comme figure pleine d’Esprit, qui commence à prédiquer l’évangile au peuple. La prédication d’Étienne fait beaucoup de prosélytes jusqu’à attirer les accusations3 du Sanhédrin. Avant d’être tué par la foule violente de ces qui « grinçaient des dents »4 contre lui, Étienne prononce un discours exégétique récapitulant l’histoire d’Israël comme histoire d’une éternelle méconnaissance de la foule par rapport aux individus. Le discours d’Étienne n’annonce pas le royaume de Dieu ; il dénonce le mépris violent de la foule contre ces justes, y compris le Christ, qui dans l’histoire d’Israël ont toujours été exilés, trahis, condamnés, mal compris. Significative dans le discours d’Étienne, est l'insistance sur le fait que l'histoire d'Israël est caractérisée par une méconnaissance continue de la majorité du peuple des élus à l'égard des individus qui ont été choisis par Dieu comme prophètes. Abraham, Joseph et Moïse ont la caractéristique commune d’avoir eu une vision ou un appel et par conséquent, d'avoir bénéficié d'un rapport spécial, non partagé par le reste de la communauté, avec la transcendance divine. Le discours introduit une distinction claire entre la foule et la personne qui reçoit l'Esprit par Dieu, le séparé qui obéit à l'appel. Si nous regardons le discours à partir des conséquences qu’il suscite dans les auditeurs, nous voyons une parfaite symétrie entre les situations des prophètes du discours et la situation d’Étienne lui-même. Après avoir entendu le discours, les membres du Sanhédrin « Jetant alors de grands cris, […] se bouchèrent les oreilles et, comme un seul homme, se précipitèrent sur lui » (Actes 7, 57). Étienne, qui est décrit dans le texte comme ressemblant à un ange et plein d’Esprit, devient lui-même victime de son élection charismatique. Il est destiné à la même méconnaissance des autres prophètes ; la méconnaissance violente de la foule. Les auditeurs du discours « le poussèrent hors de la ville et se mirent à le lapider » (Actes 7, 58). 2 Au cours de la lapidation, Étienne s'abandonne à l'invocation : « Seigneur Jésus, reçois mon esprit. » (Actes 7, 59). Cette phrase, accompagnée de la description d’une vision céleste de Jésus, placé à la droite de Dieu, confirme l'interprétation selon laquelle le martyr dans sa mort est déplacé en une autre dimension, celle céleste et transcendante du ciel. Autrement dit, le thème de la vision et les descriptions d’Étienne comme ressemblant à un ange, nous donnent des éléments pour comprendre le rapport privilégié, que le martyr chrétien entretient avec la vérité de son témoignage. Invoquant le Seigneur à réaliser la réconciliation de son esprit, Étienne imite le Christ paraphrasant la dernière phrase prononcée par Jésus sur la Croix dans Luc 23, 46 : « jetant un grand cri, Jésus dit : "Père, en tes mains je remets mon esprit." ». Voici un premier parallélisme entre la mort violente d’Étienne et celle du Christ. Le thème de l’imitatio Christi et la similarité des histoires des martyrs avec l’histoire de la passion du Christ, est récurrent dans les actes des protomartyrs chrétiens. Cette imitation se manifeste aussi avec un autre fait, moins courant dans les autres histoires des Actes de martyrs ; avant de mourir Étienne « fléchit les genoux et dit, dans un grand cri : "Seigneur, ne leur impute pas ce péché." » (Actes 7,60). Comme le Christ sur la Croix (« Père, pardonne-leur : ils ne savent ce qu'ils font. » (Lc 23,34) 5), Étienne invoque la grâce de Dieu, il lui demande merci. Autrement dit, il demande pardon pour ses meurtriers et que leur péché ne soit pas leur imputé. En ce contexte il s’agit d’une grâce ou d’un pardon ; la grâce de Dieu et le pardon d’Étienne envers ses meurtriers. Pour notre réflexion c’est intéressant de souligner le fait qu’Étienne ne pardonne pas directement et immédiatement ses ennemis. C’est à dire, qu’il a besoin d’un médiateur du pardon, une troisième figure, un testis, ou supertes, qui pourrait leur accorder le pardon aussi après sa mort. Dans le travail que nous proposons, nous allons nous interroger sur la question du pardon direct et conditionnel, qui exige dans un tête-à-tête que le meurtrier demande directement pardon à sa victime. Dans le cas d’Étienne le meurtrier ne demande rien, parce que le pardon à lieu au moment même du meurtre. C’est le martyr qui demande pardon, qui intercède pour ses meurtriers, demandant une grâce à la souveraineté de Dieu. C’est à dire, que précisément au moment où les meurtriers accomplissent leur péché, le martyr demande que le péché ne soit pas leur imputé. Dans la vision chrétienne, aucun homme, même uploads/Litterature/ par-donner-la-mort-ecole-normale-superie.pdf

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