120 LA VOIX DU REGARD N° 13, automne 2000 L e méchant est sans aucun doute celu

120 LA VOIX DU REGARD N° 13, automne 2000 L e méchant est sans aucun doute celui qui une fois mort continue à hanter les esprits, au point qu’on ne veuille plus en entendre parler. Le méchant celui au nom duquel on tait le nom. Celui dont on veut effacer le nom porteur d’effroi, de regret, comme si… Cette logique du méchant a hanté la dernière œuvre de Bernard- Marie Koltès : Roberto Zucco. De Succo, l’assassin réel, nous savons tous qu’il fut un vrai méchant, incontrôlable, « assassin automatique » comme aime à le rappeler Koltès, quatre morts à son actif, dont les exploits apparaissent d’ailleurs au maire de Chambéry de l’époque, M. Louis Besson, région où eurent lieu les crimes, telle « la sinistre chevauchée sanguinaire » d’un monstre. Effectivement, lorsqu’au début des années 1990, la pièce de Koltès sur Succo doit être programmée à Chambéry, le maire s’y oppose face aux pétitions dénonçant « la glorification d’un assassin ». Le méchant appelle l’oubli, comme une hygiène, afin de préserver la consistance du familier, afin de conserver le retour de l’ordre qui marqua la fin du méchant et qui balaya l’angoisse que sa présence suscita. Il incarne l’inhabituel imprescriptible et imprévisible car il ne concorde pas avec les exigences qui ordonnent l’espace politique. Forcément bourreau, certes il peut fasciner, mais cela en amenant à « méconnaître la souffrance des victimes » comme le rappel M. Louis Besson. Toutefois, est-ce que Koltès, se sachant malade du sida, a simplement voulu faire le portrait d’un « méchant » ? Ou bien est-ce que Koltès, liant étroitement la mort à son théâtre, n’aurait pas été seulement fasciné par ce tueur, au point de lui consacrer aveuglément l’espace d’une pièce ? S’il est vrai au final que Roberto Zucco est bien un méchant, n’est-ce pas que cette méchanceté loin ROBERTO ZUCCO : le mythe de l’assassin automatique dans le théâtre de Koltès « Signes de vie : la cruauté, le fanatisme, l’intolérance ; signe de décadence : l’aménité, la compréhension, l’indulgence » Cioran, Précis de décomposition. « Le monstre peut surgir de nous, nous pouvons avoir le visage du monstre. » Ionesco, Entre la vie et le rêve. « Au bout d’un siècle l’accroissement du bruit, l’accélération des mouvements et des cadences de travail, la puissance multipliée de l’éclairage artificiel ont peut-être atteint un seuil pathologique et déclenché des instincts de dévastation. » Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue. 121 LA VOIX DU REGARD N° 13, automne 2000 d’être seulement à repousser et à oublier, serait le témoignage d’une possibilité existentielle de l’homme permettant de découvrir autrement — par ailleurs, à travers une certaine folie « région du silence », « néant de l’image »1 pour la rationalité et la moralité — l’être de l’homme et le sens de son existence en un monde déterminé ? Alors est-ce que cette tentative pour montrer le mal et la violence ne serait pas pour Koltès la possibilité de construire un mythe propre à notre modernité ? Roberto Zucco : « Je suis un tueur » Ce qui caractérise le méchant selon Michaux ou Cioran, ce n’est pas tant un acte accompli, mais c’est le fond qui anime leur intentionnalité, la nature de leur élan par rapport aux autres. Alors que les hommes ordinaires, spectateurs et contempteurs du monde ambiant se sont recouverts des voiles de la convention les amenant à n’être plus que cette apparence stu- dieuse et régulière, « automatiques et minutieux, Des ouvriers silencieux »2 ; le méchant semble échapper à cette transparence ou à cet oubli de soi. Il apparaît comme celui qui est hanté par une vie intérieure, en marge des lois en vigueur. Vie intérieure, vie dans les plis de son esprit, où les envies peuvent être satisfaites comme l’énonce Michaux, où dès que je le désire « je peux (…) tuer deux fois, vingt fois et davantage »3 ceux qui m’entourent, qui s’esquissent en lisière de mon monde. Profil du méchant, pour reprendre Cioran : « l’esprit miné par l’effroi de la mort ne réagit plus aux sollicitations extérieures : il ébauche des actes et les laisse inachevés ; réfléchit sur l’honneur et le perd ». Le méchant est défini non pas simplement par ses actes, mais aussi au travers d’eux, comme ayant une nature déterminée, faisant que sa méchanceté n’est pas temporaire et ponctuelle, mais essen- tielle, marquée à même son esprit, le signant du sceau de la cruauté. Coupé du monde, se posant sans cesse en court-circuit, il s’oriente selon ses propres repères selon sa propre lutte. Ses actes ne sont que le témoignage sporadique et convulsif de son être. Il est avant tout en-dehors du symbo- lique, diabolique car insaisissable en cette intériorité plissée et inaccessible. « Madame, madame, des forces diabo- liques viennent de traverser le Petit Chicago. (…) Madame, vous avez abrité le démon dans votre maison »4 crie la pute à sa patronne suite à l’assassinat de l’inspecteur par Roberto Zucco. Cet assassin n’appartient plus au régime régulier du monde, protégé par la police et obéissant à l’Un de l’État, il est hors- norme, il est sorti de la cadence de la grande machine, il a déraillé. « Malade, cinglé », « complètement dingue », « train qui a déraillé », il ne peut plus concorder avec « le clan des entubeurs, des tringleurs planqués, des vicieux impunis, froids calculateurs, techniques, le petit clan des salauds qui décident »5. Le méchant est le résultat d’un vice de forme, qui réagit de manière épilep- tique chez Koltès6. Si d’un côté, il met en scène des méchants refoulés, ce caractère cependant doit s’incarner en acte, doit signer de son être le lieu et le temps où il s’incarne. Le méchant n’a pas de limite, de frontière, il se situe immédiatement en bordure du sens, à côté, silencieusement, imperceptible- ment. « Pur vice », « Pur vice, je te dis »7. Dans le théâtre de Koltès, Roberto Zucco n’est pas un cas à part, mais depuis ses premières tentatives d’écriture, datant du début des années soixante-dix, il met en scène des per- sonnages envahis par une certaine forme de cruauté, de violence, annonçant la fin d’une période, la fin d’un ordre instauré. Dès Les Amertumes, le personnage central, Alexis , représente le témoin silencieux de l’ensemble de la pièce, témoin qui au final va renverser toutes les impressions qu’il a reçues, va les arrêter, briser cette cohorte de dialogues qui l’entoure, « comme l’acide sur le métal, comme la lumière dans une chambre noire, les amertumes se sont écrasées sur Alexis Pechkov ». Alexis Pechkov est le signe de la « révolte irrationnelle ». La méchanceté se déclare par celui qui se tient à côté des autres, en bordure d’institution symbolique. Ce silence sera repris et sublimé dans Quai Ouest, où Koltès pose comme centre absent Abad. Celui-ci inapparent durant toute la pièce, est pourtant celui qui va déchaîner les flammes de la violence la plus absurde, la plus inexplicable. Sans raison. Acte irrationnel car non inscrit dans le commerce régulier des autres personnages, qui en ces bas-fonds ont réussi à réinstaller un ordre symbolique de transaction et de relation. Tel que le dit Rodolfe à Abad, avant de lui donner la kalashnikov : « tu ne fais pas assez de bruit quand tu marches pour être Monotype de François BONNELLE 122 LA VOIX DU REGARD N° 13, automne 2000 régulier ». Le mal dans ce théâtre s’esquisse au travers des silences, des personnages posés en-dehors des conventions, lignes d’êtres auto- nomes, qui ne sont aucunement justi- fiées selon une logique, mais qui appa- raissent abruptement, sans prévenir. Toutefois quelle est la source de ce mal qui, bouillonnant secrètement dans le corps des personnages de Koltès, surgit inexpliqué, comme irrémédiable, sans autre raison que celle de l’absurde. Est-ce que ce mal n’aurait pas pour origine une certaine castration, et de là ne serait pas la sublimation d’une pulsion refoulée ne pouvant s’incarner, se donner comme signifiant, qu’en dehors de tout langage, dans la convulsion meurtrière du corps ? Corps et espace : La crise du corps Albert Camus, à la fin de Le mythe de Sisyphe, demande « à la création absurde : la révolte, la liberté et la diversité » devant s’appuyer sur « l’inutilité profonde de toute vie individuelle »8. Théâtre de l’absurde invité à la cruauté, théâtre de la cruauté au sens d’Artaud qui n’a de cesse de s’unir à l’absurde, parce que lié à « l’esprit d’anarchie profonde qui est à la base de toute poésie »9. Ces appels à l’absurde et à la cruauté, toutefois doivent être définis, ne pouvant être confondus avec l’usage actuel de la violence, telle celle par exemple dans le roman noir de James Ellroy. L’homme absurde se détache de toute résolution, de toute valeur à atteindre. Il n’a d’autre horizon que l’endurance du non-sens dans lequel il agit et se débat, son « âme pour toujours délivrée de l’espoir »10. Cruauté infinie car sans fin, uploads/Litterature/ roberto-zucco.pdf

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