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La poésie comme origine (Hölderlin et Heidegger) Fran¢oise DASTUR (Nice) Dans une lettre de janvier 1799 adressée à sa mère et que cite Heidegger dans son premier cours sur Hölderlin de l’automne 19341, Hölderlin dit de la poésie qu’elle est «cette occupation innocente entre toutes» (diss un- schuldigste aller Geschäfte) qui, en tant que simple jeu avec les mots, ne peut être mise en balance avec le sérieux de l’action. Et pourtant, dans un fragment qui date à peu près de la même époque (1800) et que Heidegger dans sa con- férence de Rome d’avril 1936 Hölderlin et l’essence de la poésie rapprochait de la lettre de janvier 1799, le langage est dit «le plus dangereux des biens» (der Güter Gefährlichstes) qui ait été donné à l’être humain en tant que celui- ci est «le semblable aux dieux» (der Götterähnliche)2. Comment, demande Heidegger dans sa conférence, si l’on considère que la poésie est œuvre de lan- gage, la plus grande innocence se laisse-t-elle conjuguer avec le plus haut dan- ger? Que doit donc être la poésie pour que, sous l’apparence d’un jeu inoffensif, elle recèle la possibilité de la plus grande mise en péril de l’être homme? A ces questions, Hölderlin a lui-même répondu en mettant en lumière dans une lettre à son frère datée du 1er janvier 1799 l’essence poïétique de la Dichtung. Il est nécessaire de citer ici in extenso ce long passage: D’ailleurs, quand bien même l’intérêt pour la philosophie et la politique serait beaucoup plus général et sérieux qu’il n’est, il serait bien loin de suffire à l’é- ducation (Bildung) de notre nation et il serait souhaitable que cesse une bonne fois l’incompréhension sans limites par laquelle l’art, et particulièrement la poésie, se trouvent rabaissés chez ceux qui les pratiquent et chez ceux qui veulent en jouir. On a déjà dit beaucoup de choses à propos de l’influence des beaux-arts sur l’éducation des hommes, mais toujours comme si personne ne prenait la chose au sérieux, ce qui était naturel, car nul n’a pensé ce qu’est l’art et parti- 1 M. Heidegger, Hölderlins Hymnen, GA Band 39, Klostermann, Frankfurt am Main, 1980, p. 33–34 (Les hymnes de Hölderlin, Gallimard, Paris, 1988, traduction fran¢aise par F. Fédier et J. Hervier). 2 M. Heidegger, Erläuterungen zu Hölderlin Dichtung, Klostermann, Frankfurt am Main, 1971, p. 33 (Approche de Hölderlin, Gallimard, Paris, 1973, traduction fran¢aise par H. Corbin, M. Deguy, F. Fédier, J. Launay, p. 44). Delivered by http://zetabooks.metapress.com IP Address: 187.106.51.140 Wednesday, February 06, 2013 5:35:39 AM culièrement la poésie en son essence. On s’en est simplement tenu à son ap- parence sans prétentions, qui est assurément inséparable de son essence, mais qui n’en constitue nullement tout le caractère ; on l’a prise pour un jeu, parce qu’elle apparaît sous la figure modeste du jeu, et par conséquent on ne pou- vait raisonnablement attendre d’elle aucun autre effet que celui du jeu, c’est- à-dire la distraction, presque le contraire diamétral de l’action qu’elle exerce quand elle est présente dans sa vraie nature. Car alors l’homme se recueille en elle et elle lui donne le repos, non le repos vide mais le repos vivant, où toutes les forces sont en mouvement et où seule leur harmonie intime empêche de les percevoir comme agissantes. Elle rapproche les hommes et les rassemble, mais non pas à la manière du jeu où ils ne sont réunis que par le fait que chacun s’oublie lui-même et où la particularité vivante d’aucun d’entre eux ne vient à l’apparaître.3 On peut bien sûr se contenter de reconnaître dans le début de ce texte l’é- cho des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme que Hölderlin avait lues avec enthousiasme dès leur parution en 1795 et dans lesquelles Schiller se pro- posait de réconcilier dans le règne intermédiaire de l’apparence et de la beauté les deux natures sensible et suprasensible de l’homme afin de mettre fin au dualisme kantien de la nature et de la moralité. Pourtant c’est Schiller lui-même qui, dans ces Lettres, invoque, à côté des besoins physiques et moraux de l’homme qui constituent pour lui l’ordre de la nécessité, le besoin de jeu qui est aussi besoin d’art, par lequel l’homme échappe à la contrainte physique ou morale et fait l’expérience réelle de la liberté précisément parce qu’il se sent plus in- timement lié au monde lorsqu’il se tient avec celui-ci non pas dans un simple rapport instrumental, mais dans un rapport esthétique4. Or pour Hölderlin l’innocence du jeu qui arrache la poésie et l’art en général au règne de la con- trainte et du rapport instrumental n’est encore qu’une apparence, que la face extérieure (Aussenseite) sous laquelle la poésie se présente lorsqu’elle est mesurée aux critères pratiques de la quotidienneté. C’est bien là la raison pour laquelle, écrivant à sa mère, soucieuse uniquement de l’avenir pratique de son fils, il la dépeint encore comme une «occupation» – le mot Geschäft signifie aussi l’é- tat, le métier, la profession –, mais comme la plus innocente de toutes. S’il s’agit maintenant d’aller jusqu’à l’«essence» de la poésie, c’est-à-dire à ce qui en constitue l’être véritable, ce n’est plus «l’instinct de jeu» qu’il faut invoquer, mais un faire plus haut que celui qui régit la pratique quotidienne et que le nom grec de poiêsis indique déjà par lui-même. On n’a pas assez re- marqué en effet le double sens significatif de ce terme grec qui signifie en même temps un faire compris comme fabrication et production et la création poé- FRANÇOISE DASTUR 84 3 Hölderlin, Œuvres, Pléiade, Paris, Gallimard, 1967, p. 690-691. Je donne ici ma pro- pre traduction de ce passage. 4 Schiller met en effet du même côté, celui de la contrainte, le besoin physique et le be- soin moral et s’oppose ainsi à la théorie kantienne de l’autonomie qui unit au contraire moralité et liberté. Il s’agit, dit Schiller dans la vingt-septième lettre, de «libérer l’homme de toute contrainte aussi bien physique que morale» et ce par l’art et par le jeu, car «l’homme n’est tout entier homme que là où il joue». Delivered by http://zetabooks.metapress.com IP Address: 187.106.51.140 Wednesday, February 06, 2013 5:35:39 AM tique au sens spécifique, réunissant ainsi sémantiquement une espèce éminente de la production à la production au sens général. On peut y voir le signe d’une prééminence de l’art de la parole sur tous les autres arts en Grèce, puisque c’est cet art-là et nul autre qui porte le nom de «poiêsis»: faire exister quelque chose par le seul pouvoir des mots constitue en effet pour le Grec le modèle de toute «production» comme telle. Cette puissance poïétique de la poésie qui la rend supérieure à la théorie comme à la pratique, à la philosophie comme à la politique, c’est ce singulier pouvoir d’instauration auquel Hölderlin fait allusion dans le vers final d’Andenken (Mémoire), un poème qu’il a écrit entre 1803 et 1804, juste avant de sombrer dans ce que l’on a coutume de nommer «sa folie»: Was bleibet aber, stiften die Dichter – «Mais ce qui demeure, les poètes l’instaurent»5. Qu’est-ce qui est cependant ainsi instauré par la poésie? Le passage cité ci-dessus de la lettre de Hölderlin à son frère le dit clairement: c’est l’être- ensemble des hommes, un être-ensemble dans lequel l’individu conserve sa particularité et, se souvenant de lui-même, entretient avec tous les autres un lien vivant. C’est cette vivacité du rapport harmonique de tous avec tous que Hölderlin comprend comme repos (Ruhe), au sens où le véritable repos n’est pas le contraire de la mobilité mais bien son déploiement le plus pur. Une telle compréhension du repos non comme arrêt ou interruption du mouvement, mais comme rassemblement suspensif de la mobilité, Heidegger la retrouve dans la Métaphysique d’Aristote (Q 6) et chez les Grecs en général qui, con- trairement aux Modernes, «con¢oivent la mobilité à partir du repos» parce qu’ils pensent l’achèvement de l’œuvre non pas comme la «fin» du proces- sus poïétique, mais comme son rassemblement, sa captation dans la stance (auf- fangendes Aufbehalten der Bewegung)6. Cette captation réussie de la mobilité dans le repos, c’est ce que Hölderlin comprend comme «harmonie intime» (innige Harmonie) au sens héraclitéen de cette harmonie inapparente (har- moniê aphanês) plus forte que l’harmonie apparente (phanerês) (Fragment 54), parce qu’elle n’est pas un accord dépourvu de tension – c’est-à-dire l’aboli- tion du particulier dans un universel vide –, mais au contraire l’ouverture du conflit authentique au sein duquel les particularités se limitent les unes les autres de fa¢on vivante7. Alors que le simple jeu distrait les hommes de leur parti- cularité vivante et ne les réunit que dans la dispersion (le terme de Zerstreuung qui qualifie ici l’effet produit par le jeu a le double sens de distraction et de dispersion), la poésie a au contraire le pouvoir de les rassembler sans les con- traindre à l’oubli de soi ni à l’abandon de leur individualité. C’est donc cette force poïétique qui préside au rassemblement des hommes, c’est-à-dire à la naissance des peuples, et qui est à l’origine de la uploads/Litterature/ la-poesie-comme-origine-heidegger-rolderlin 1 .pdf

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