Dominique Almeida Rosa de Faria, “Mutations du roman français depuis les années

Dominique Almeida Rosa de Faria, “Mutations du roman français depuis les années quatre-vingt. Le parcours de Jean Echenoz”, Carnets, D’un Nobel l’autre..., numéro spécial automne-hiver 2010-2011, pp. 19-26. http://carnets.web.ua.pt/ ISSN 1646-7698 MUTATIONS DU ROMAN FRANÇAIS DEPUIS LES ANNÉES QUATRE-VINGT Le parcours de Jean Echenoz DOMINIQUE ALMEIDA ROSA DE FARIA Universidade dos Açores dominiquefaria@uac.pt Résumé Le parcours littéraire de Jean Echenoz coïncide avec les principales mutations du roman français depuis les années quatre-vingt. Lorsque cet auteur publie son premier roman, en 1979, les annonces de la mort du roman abondent dans la presse littéraire. L’aspect formel joue un rôle central dans ses premiers textes. Dans une deuxième étape de son travail (après Un An,1997), Echenoz construit dans ses ouvrages un équilibre solide entre le travail formel et le soin apporté à l'organisation de l'intrigue. C’est alors que la qualité de son travail commence à être signalée. Depuis Ravel (2006), une troisième étape commence: Echenoz participe à cette tendance au retour du sujet que l’on remarque chez un grand nombre de ses contemporains, écrivant des biographies fictionnelles de personnalités historiques. De nos jours, il est considéré comme l’un des plus importants auteurs français contemporains, et la vitalité du roman français est partout reconnue. Abstract If we look closely at the different stages of Jean Echenoz’s work, we will find that they correspond to the most important transformations undergone by the French novel since the eighties. He published his first novel in 1979, when the literary press proclaimed the death of the novel. The formal aspects of the novel played a central role in his work then In a second stage (after Un An, 1997), this author achieves a balance between his rethinking of the formal aspects of the novel and more elaborate plots. It’s then that literary critics and readers alike start noticing the quality of his work. In a third stage of his work (since Ravel (2006) Echenoz shares the tendency of the French novel nowadays to deal with biography issues. He is now considered one of the most famous French contemporary authors and the French novel is said to be alive again. Mots-clés: Jean Echenoz, roman français contemporain, réception Keywords: Jean Echenoz, contemporary French novel, reception Dominique Almeida Rosa de Faria http://carnets.web.ua.pt/ 20 Depuis les années cinquante, l’avis de critiques littéraires, de chercheurs et de lecteurs sur le roman français a beaucoup changé: on a commencé par annoncer sa mort et par l’accuser d’excès de formalisme, et on a fini par célébrer son renouveau, et son goût pour le récit. Ce travail se veut une réflexion sur cette mutation – celle des textes et celle de leur réception – qui s’est intensifiée après les années quatre-vingt. Mon parcours sera double: je partirai d’une réflexion sur l’œuvre d’Echenoz, qui me servira de point de départ pour saisir trois grands moments dans ce processus. Jean Echenoz publie son premier roman en 1979. Il n’est pas le seul. Il appartient – avec Jean-Philippe Toussaint, Eric Chevillard, Camille Laurens, Christian Oster, Antoine Volodine, Christian Gailly, entre autres – à une nouvelle génération de romanciers. L’horizon d’attente ne leur est pas favorable: aussi bien le grand public que les critiques littéraires réagissent encore au Nouveau Roman, dont les textes sont considérés hermétiques; les premières annonces de la mort du roman se font entendre. Tous ces jeunes auteurs commencent par chercher une maison d’édition qui accepterait de publier leurs travaux. Echenoz raconte sa quête à la première personne, dans Jérôme Lindon, publié en 2001, lors du décès de ce fameux éditeur: J’ai écrit un roman, c’est le premier, je ne sais pas que c’est le premier, je ne sais pas si j’en écrirai d’autres. Tout ce que je sais, c’est que j’en ai écrit un et que si je pouvais trouver un éditeur, ce serait bien. Si cet éditeur pouvait être Jérôme Lindon, ce serait bien sûr encore mieux, mais ne rêvons pas. Maison trop sérieuse, trop austère et rigoureuse, essence de la vertu littéraire, trop bien pour moi, même pas la peine d’essayer. J’envoie donc mon manuscrit par la poste à quelques éditeurs qui, tous, le refusent. Mais je continue, j’insiste et, au point où j’en suis, détenteur d’une collection presque exhaustive de lettres de refus, je me suis risqué la veille à déposer un exemplaire de mon manuscrit au secrétariat des Éditions de Minuit […], sans la moindre illusion, juste pour compléter ma collection. (Echenoz, 2001: 9-10) Certains de ces romanciers débutants1 1 Notamment, pour reprendre notre liste, Jean-Philippe Toussaint, Christian Gailly, Christian Oster et Eric Chevillard. , Echenoz inclus, vont donc publier aux Editions de Minuit, ce qui n'est pas insignifiant. En effet, cette maison d'édition a, comme le montre le commentaire d’Echenoz, une réputation très bien définie de rigueur et de qualité. Bourdieu (Bourdieu, 1992: 239-240) va même plus loin et soutient qu’elle s’adresse à un public intellectuel et qu’elle représente plutôt l’avant-garde. Lorsque Jérôme Lindon décida de publier un si grand nombre de premiers romans, cela a donc attiré l'attention de la critique sur ce groupe de jeunes auteurs. S'il est vrai, toutefois, que le fait de publier aux Editions de Minuit a contribué à classer, en quelque sorte, ces romanciers, il n’est pas moins vrai que Mutations du roman français depuis les années quatre-vingt. Le parcours de Jean Echenoz http://carnets.web.ua.pt/ 21 cette nouvelle génération d'auteurs a, par la finesse de son humour et son goût du ludique, transformé l'image de sérieux généralement associée à cette maison d'édition et surpris de la sorte notamment les critiques littéraires, qui ont, à plusieurs reprises, commenté la situation inouïe2 Ce sont aussi ces critiques littéraires qui, pour satisfaire leur besoin de classement de tout nouveau phénomène littéraire, créent la première étiquette que l’on ait essayé d’attribuer à ces auteurs – les “Nouveaux Nouveaux Romanciers”. Cela montre comment le Nouveau Roman conditionne la réception de ces travaux dans les années quatre-vingt. Il est vrai que cette génération a hérité de ses prédécesseurs le regard critique et méfiant par rapport aux catégories traditionnelles du roman, ainsi que le goût de l'expérimentation formelle, qu’elle développe assez pendant cette première phase de production littéraire – Echenoz affirme, dans un entretien, qu'après eux “[…] on ne pouvait plus envisager […] l'écriture romanesque de façon naïve.” (1997: 194). Ceci dit, ils articulent cette méfiance avec le goût du ludique (ils sont aussi les héritiers de Georges Perec et des membres de l’OuLiPo), avec le plaisir de raconter des histoires et, évidement, avec leurs imaginaires et leurs styles personnels. On comprend vite que cette désignation – de Nouveaux Nouveaux Romanciers – ne sert pas vraiment à les caractériser. . Cette première étape va, chez Echenoz, de 1979 à 1995 et comprend ses six premiers romans. Ceux-ci partent d’un sous-genre romanesque (le roman noir, d’aventures, d’espionnage ou policier) dont il s’amuse, non pas à détruire, mais à déjouer les règles. Dans ces premiers projets, c’est l’aspect formel qui détermine la construction du roman. L’attitude envers les traditions et les conventions littéraires est néanmoins beaucoup plus ludique que celle des nouveaux romanciers. Aussi, Echenoz, comme tous ces jeunes écrivains, reprend le goût du récit et nous trouvons dans ces romans une histoire cohérente, des péripéties, des personnages bien conçus et à l’identité stable: de quoi séduire le lecteur et l’inciter à poursuivre sa lecture. Petit à petit, le plaisir de lire redevient le but du romancier, sans que cela implique une conception naïve de la fiction. Au long de ces années, Echenoz reçoit le prix Fénéon pour son premier roman Le méridien de Greenwich, en 1979, puis le prix Médicis pour Cherokee, en 1983, ce qui attire l’attention des critiques. Après le manque de succès de la dénomination “Nouveaux Nouveaux romanciers”, l’on continue à vouloir créer un nouveau groupe d’auteurs, et, pour mieux les classer, on crée de nouvelles désignations. Ainsi, le directeur des Éditions de Minuit, désireux d'exploiter l'intérêt porté à ces jeunes romanciers, crée l’expression 2 “Les Editions de Minuit autrefois championnes du nouveau roman donnent l'impression de l'austérité, de la recherche de l'expérience. Jean Echenoz s'inscrit en faux contre cette image. Il a le verbe précis et le don si rare de l'humour.“ (Cusin, P., 3 novembre 1999: 34). “Dire d'emblée d'un livre présenté sous le label “Éditions de Minuit” qu'il est drôle et même très drôle, cela peut passer pour de la provocation.“ (NURIDSANY, M., 3 septembre 1983: 26). Dominique Almeida Rosa de Faria http://carnets.web.ua.pt/ 22 “romanciers impassibles”3. Plus tard, ils seront plutôt appelés tout simplement “Les écrivains de Minuit”4 . Ceci dit, le commentaire suivant, paru dans Libération, lors de la publication de L’équipée malaise en 1987 caractérise bien la situation: Ils ne portent pas d’uniforme, se déplacent sans bannière […] incognito. Ils n’ont pas derrière eux une revue, et se méfient des déclarations. Age moyen: 30-40 ans. Peu de livres encore à leur actif: ils ont pris leur temps. Ils sont discrets, épars, inclassables, prêts à déjouer tout système d’étiquetage. (Alphant, 1987: 33) En effet, bien que l’on ait tendance à identifier les caractéristiques que ces auteurs uploads/Litterature/ roman-francais.pdf

  • 26
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager