Professeur Béatrice Didier Sade et le dialogue philosophique In: Cahiers de l'A

Professeur Béatrice Didier Sade et le dialogue philosophique In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1972, N°24. pp. 59-74. Citer ce document / Cite this document : Didier Béatrice. Sade et le dialogue philosophique. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1972, N°24. pp. 59-74. doi : 10.3406/caief.1972.1000 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1972_num_24_1_1000 SADE ET LE DIALOGUE PHILOSOPHIQUE Communication de Mme Béatrice DIDIER (Paris) au XXIIIe Congrès de V Association, le 26 juillet 1971. Au premier regard, on est frappé par l'abondance, l'omni présence du dialogue chez Sade. Sade a écrit du théâtre, et dans ses romans les libertins discourent inlassablement. Dans des ouvrages à mi-chemin entre le traité philosophique et le roman — La Philosophie dans le boudoir ou Les Cent-vingt jour nées — , l'auteur préfère à un discours théorique l'exposé de ses idées à travers les conversations des personnages. Quant au Dialogue d'un prêtre et ďun moribond, le titre suffit à mont rer quelle forme littéraire l'auteur y a choisie. Même dans des œuvres romanesques, comme Les Infor tunes de la vertu, le dialogue est presque toujours de nature philosophique. On remarquera la quasi inexistence du dia logue d'action, ramené à quelques mots échangés rapidement. Il n'y a pas de dialogue psychologique qui nous ferait avancer dans la connaissance de l'âme d'un personnage dont Sade se soucie fort peu. Sade ne pratique pas non plus le dialogue à sous-entendu, à demi-mots dont le roman libertin de son temps est si friand : il dédaigne l'allusion ; il veut tout dire. Si, dans les scènes d'orgie, la victime se doit de garder le silence, il n'en est pas de même lorsque les libertins, moment anément au repos, entreprennent de former — ou de forcer — son esprit et de le dégager des préjugés : là, on lui rend la parole pour qu'elle ait le loisir de formuler des objections qui amèneront les libertins à la confondre. Cette présence du .dialogue étonne dans un univers où règne l'incommunicabilité absolue des êtres, et où il ne s'agit 6o BÉATRICE DIDIER pas, à proprement parler, de discuter avec l'adversaire qui est par avance réduit à la défaite et dont les arguments sont sans poids. Pourquoi, dès lors, Sade a-t-il utilisé cette forme litté raire avec prédilection et de préférence au traité théorique ? J'y verrais à la fois un désir de convaincre, une sorte de souci apostolique, mais aussi une manifestation de la volonté de puissance : l'écrivain se satisfait de pousser l'adversaire idéo logique dans ses derniers retranchements et de le tenir à sa merci. Nous n'envisagerons aujourd'hui que deux œuvres où Sade a délibérément choisi la forme du « dialogue philosophique » : le Dialogue d'un prêtre et ďun moribond, et La Philosophie dans le boudoir divisée en sept « dialogues ». Nous ne nous occupe rons pas des romans où viendraient s'insérer des conver sations philosophiques, puisque notre propos est essen tiellement de cerner la nature d'un genre littéraire : il convient donc de l'analyser à l'état pur sans que des éléments étrangers viennent s'y mêler. A vrai dire, le statut du dialogue phil osophique varie considérablement d'un auteur à l'autre. Tout dépend à la fois du rapport de forces qui s'établit entre les personnages fictifs, et de la finalité de l'œuvre. Il peut y avoir un fort ou un groupe de forts contre un faible qui représente ou un contradicteur inefficace (sinon à faire rebondir le dis cours) ou encore un disciple qui complaît à son maître par des questions naïves. A l'opposé, le dialogue peut mettre en présence des personnages de poids égal, chargés d'exposer chacun des aspects différents de la personnalité de l'écrivain. Tel est le cas de la plupart des œuvres de Diderot qui, dans sa diversité, sa richesse, ses contradictions, ne peut s'exprimer par une voix unique. Quant à la finalité du dialogue, elle peut varier, elle aussi, suivant qu'il s'agit de démontrer une vérité que l'on impose à l'adversaire, ou que l'on essaie, selon une maïeutique socratique, de lui faire découvrir. Mais le but du dialogue peut être autre : on reste sur l'expectative, sur les contradictions ; le dialogue demeure ouvert. Tel est encore le cas de Diderot. Chez Sade, au contraire, le dialogue est parfaitement clos, comme l'enceinte du château ou comme le boudoir où il se déroule. Seule y triomphe la voix du liber tin, tandis que celle de l'adversaire est faible, dérisoire. SADE ET LE DIALOGUE PHILOSOPHIQUE 6l On rapprochera le dialogue philosophique chez Sade de la définition que donne de ce genre David Hume au début de ses Dialogues sur la religion naturelle : Tout point de doctrine si évident qu'il souffre à peine la discussion, mais si important aussi qu'on ne puisse trop sou vent l'enseigner, paraît devoir être traité suivant une méthode telle que la nouveauté de la manière puisse compenser la banal ité du sujet, telle que la vivacité de la conversation puisse rendre le précepte plus frappant, telle que la diversité des points de vue, représentés par des personnages et des caractères divers, ne puisse paraître ni fastidieuse ni redondante (i). Dans le cas de Sade, il s'agit bien de manifester une évi dence — ou du moins ce qui apparaît tel, mais que ne voit pas l'homme aveuglé par ses préjugés. Cette vérité n'a rien de « banal », pas plus chez Sade que chez Hume, d'ailleurs ; mais, parce qu'elle est unique et inlassablement répétée, l'auteur éprouve le besoin d'en varier l'exposé grâce au dia logue. Cependant, le caractère mondain, divertissant de la conversation est tout à fait absent ici : le lieu clos sadien, qu'il s'agisse de boudoir ou de la chambre d'un moribond, exclut, par nature, le divertissement. * * Quand Sade écrit son Dialogue entre un prêtre et un mori- bond(i*]%2), il est l'héritier de toute une tradition littéraire et philosophique. Il se rattache plus précisément à un certain type de dialogue où Diderot avait excellé (et dont la descen dance se poursuivrait jusqu'au fameux entretien du prêtre et du condamné à mort dans V Étranger de Camus). Pour tester la valeur des arguments, l'écrivain choisit cette situation- type, ce cas-limite par excellence, qu'est l'agonie. Ainsi, il peut montrer ce que, devant cette réalité inéluctable de la mort, deviennent les arguments pacifiants du déisme dont se satisfont les vivants. Cette forme du dialogue a de quoi plaire à un homme du xvnie siècle, par son caractère expérimental. (i) Éd. Pauvert, p. 28. Ьг BÉATRICE DIDIER II s'agit, comme le physicien choisit les conditions les plus favorables pour son expérience, de prendre une situation précise, concrète et tragique, et de voir ce que valent alors des raisonnements abstraits et généraux. Sade n'avait pas besoin de supposer son personnage central aveugle. D'abord parce qu'il n'aurait pas voulu paraître marcher trop dans les voies de son aîné ; ensuite, parce que le type d'arguments du déisme auquel Sade s'attaque ne nécessite nullement l'hypothèse de la cécité. Le moribond de Sade est un homme normalement constitué, à la vitalité puissante et sur qui l'auteur projette sa propre personnalité : il n'a qu'un remords, celui de n'avoir pas assez joui. « Créé par la nature avec des goûts très vifs, avec des passions très fortes ; uniquement placé dans ce monde pour m'y livrer et pour les satisfaire, et ces effets de la création n'étant que des nécessités relatives aux premières vues de la nature ou, si tu l'aimes mieux, que des dérivations essentielles à ses projets sur moi, tous en raison de ses lois, je ne me repens que de n'avoir pas assez reconnu sa toute-puissance » (2). Il fait preuve tout au long du dialogue d'une virulence et d'une absence totale de ménagement pour son interlocu teur. L'aveuglement, tout moral, que lui reproche le prêtre — « On ne rend point la lumière à un aveugle » —, il s'efforce de montrer que c'est, en fait, le prêtre qui en est atteint : aveuglement des préjugés, des erreurs, des traditions rel igieuses. Comme souvent dans le dialogue philosophique (et beaucoup plus que dans la Lettre sur les aveugles), la mort demeure à l'état de donnée initiale, de présupposé philoso phique, sans aucune réalité physiologique. Le moribond se porte très bien, et fait preuve d'une ténacité infatigable. Il faut une note à la fin du dialogue pour rappeler au lecteur que la mort arrive. L'adversaire est évidemment le prêtre qui essaie, in extre mis, de convertir le mécréant. Comme dans la Lettre sur les aveugles, il accumule les gaffes, les arguments inopérants ; mais la caricature de Sade est encore plus schématique et plus âpre que celle de Diderot. Le prêtre est platement moralisa- (2) Éd. Pauvert, O.C., t. VIII, p. 38. SADE ET LE DIALOGUE PHILOSOPHIQUE 63 teur et protecteur : « ne vous repentez-vous point, mon en fant ?» ; il accumule les clichés, les formules toutes faites. Naïf, crédule, il s'indigne soudain quand il se rend compte à quel point il est berné. Alors, il se réfugie dans des excla mations uploads/Litterature/ sade-y-el-dialogo-filosofico-beatrice-didier.pdf

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