Albert Samain Contes BeQ Albert Samain Contes La Bibliothèque électronique du Q

Albert Samain Contes BeQ Albert Samain Contes La Bibliothèque électronique du Québec Collection À tous les vents Volume 202 : version 1.01 2 Albert Samain (1858-1900) est né à Lille. Il est surtout connu pour sa poésie, dont il nous reste trois recueils : Au jardin de l’infante (1893), Aux flancs du vase (1898) et Le Chariot d’or (1901). Il a aussi laissé des contes et un drame lyrique, Polyphème, joué en 1904 seulement. Il est mort de la tuberculose. 3 Contes Édition de référence : Paris, Mercure de France, 1924. 4 Xanthis ou la vitrine sentimentale ... Et in pulverem reverteris. (Gen., III, 19.) La nourrice. – À quoi penses-tu donc, mon enfant ? (Euripide, Phèdre, sc. II.) 5 Chaque fois que je me suis attardé à regarder des étagères ou des vitrines, ces petits asiles de bois précieux et de cristal, où s’évaporent des parfums surannés, où flotte une attendrissante poussière d’autrefois, où l’âme noble et mélancolique du Luxe vibre dans un silence de pensée, j’ai toujours cru qu’une vie particulière devait s’y vivre à l’abri des grands rideaux profonds, loin des promiscuités et des banalités du réel. Là, en effet, se trouvent réunis en un suggestif ensemble tous les éléments d’une vie essentielle, et il m’a semblé que ce seraient, en vérité, de merveilleux Champs-Élysées pour les âmes délicates, enfin évadées de l’utile, et définitivement réintégrées dans le superflu. Ce genre de sollicitude m’a valu les relations les plus intéressantes, et, entre autres, celles que j’entretiens avec une vieille tabatière d’argent, où l’on voit, ciselé tout au long, le triomphe d’Alexandre le Grand sur Porus, roi des Indes. Or, un de ces derniers soirs, dans l’intimité d’un 6 pénétrant crépuscule, cette aimable aïeule m’a conté une histoire si touchante, si dramatique et d’une si instructive moralité, que je ne puis résister au désir de la transcrire ici à l’adresse de ceux qui, complaisants au rêve, veulent bien croire encore que c’est arrivé. Il y avait donc, dans une vitrine du temps de Louis XV, une petite statuette de Tanagra, irréprochablement jolie. Ses cheveux blonds étaient couronnés de violettes ; elle avait aux oreilles des anneaux d’orichalque ; des colliers de pierres changeantes lui descendaient sur la poitrine, et elle était enveloppée de la tête aux pieds d’un grand voile aux mille plis, sous lequel son jeune corps, fin et souple, aperçu et dérobé tour à tour, semblait se diluer dans un mystère de nudités fluides. Les lettres grecques gravées sur le socle la nommaient Xanthis, et elle était née dans Crissa, féconde en vignes, ceinte par la mer retentissante. Xanthis était la lumière de la vitrine. Souvent il lui arrivait de descendre de son socle et de répéter, au milieu d’un cercle 7 d’admirateurs, les danses qu’elle exécutait jadis sous les péristyles du temple d’Artémis. Ses petits pieds cerclés d’anneaux d’or, elle tournait, entrelaçant des pas compliqués et tissant avec une grâce accomplie les plus merveilleuses broderies du rythme. Elle exprimait ainsi, sans s’en douter, les choses les plus diverses, les plus profondes aussi, et quand, à la fin, elle se dressait, cambrée et solennelle, ses bras arrondis au-dessus de la tête, les pointes de ses jeunes seins tendant le voile immobile, il se dégageait d’elle une beauté mystérieuse et grave, dont le frisson avait quelque chose de sacré. Un jour qu’elle avait dansé d’une façon plus merveilleuse encore que d’habitude, elle reçut la visite d’un grand seigneur du voisinage. C’était un marquis de vieux Saxe d’une élégance exquise, portant encore beau, malgré quelque lassitude dans les traits, et d’une politesse incomparable. La guerre l’avait un peu endommagé. Sa tête et son pied gauche avaient été recollés. Tel, il plut infiniment à Xanthis ; précisément 8 cet air de fatigue qui se trahissait dans sa voix toujours un peu voilée la séduisit mieux que ne l’eût pu faire un bel éclat de jeunesse triomphante. Le marquis lui parla longuement et sur mille sujets avec un agrément infini. Chose bizarre, en l’écoutant, des conversations, entendues jadis dans son pays, lui revenaient à l’esprit, et elle revoyait des hommes sages, aux yeux doux et fins, qui devisaient autour d’elle par des crépuscules d’or rose au bord de la mer... Quand il se retira, le grand seigneur, lui prenant la main, y appuya doucement ses lèvres, et Xanthis, longtemps fort malheureuse chez un vieux Juif qui l’avait jetée parmi d’odieux bonshommes de zinc doré d’une dégoûtante platitude, ne se sentit point d’aise de retrouver, dans son entourage, un homme dont la distinction se manifestait par d’aussi gracieux raffinements. Les rapports ainsi commencés devinrent vite plus fréquents. Le marquis, comme tous ceux de son époque, qui eut pour fonction d’être jolie, s’entendait 9 merveilleusement à organiser le plaisir. Chaque jour, c’étaient de nouvelles parties, une ingéniosité dans les divertissements qui ne se lassait point. Souvent il arrivait, dans la matinée, la prendre à son lever, dans son carrosse de porcelaine tout enguirlandé de roses. Vite elle s’habillait, choisissant la toilette qui s’accordait le mieux avec la couleur du ciel ou le rythme de ses pensées, tantôt une claire jupe Pompadour à paniers bouffants, légère et fleurie comme une matinée de printemps ; tantôt quelque longue robe Watteau de satin mélancolique, vert saule ou réséda, à grand pli froncé dans le dos ; tantôt quelque tunique Récamier, décorée de palmettes d’or et drapée haut sous les bras, avec une ceinture aurore, safran ou aventurine... Toute la journée, ils se promenaient à travers le paysage charmant des Éventails, parmi les grands parcs aux pelouses vert fané, ornées de jets d’eau en aigrette, les jardins décorés de nobles statues, les bosquets où s’élevaient des temples de l’Amour. Parfois l’on déjeunait sur 10 l’herbe, ou dans quelque joli pavillon de chasse, et l’on revenait lentement par le village, où des bergers et des bergères à tourterelles faisaient sur le passage du carrosse d’accortes révérences. C’était la vie la plus adorable du monde. D’ailleurs, dans son habit de velours prune, le jabot écumant de dentelles, l’épée en verrouil, avec ses cheveux poudrés à frimas, ses lèvres minces où voltigeait le plus vif esprit de France, le marquis avait tout à fait grand air. Il savait exprimer en galanteries exquises sa tendresse d’arrière-saison. Xanthis ne trouvait rien de comparable à ses mains effilées et blanches, et l’indéfinissable arôme d’ambre qui l’enveloppait tout entier résumait bien pour elle le charme subtil de son inaltérable courtoisie. Ce fut à quelque temps de là qu’il la mena chez un jeune buste de marbre, avec qui il venait d’entrer en connaissance, et qui faisait, lui dit-il, 11 d’adorable musique. Xanthis, au premier coup d’oeil, comprit qu’elle venait de produire sur le musicien une impression profonde. À travers les banalités de la conversation, il avait une façon étrange et un peu folle de la regarder ; exprès elle baissait les paupières, et elle éprouvait sous ces yeux ardents et fixes une inexprimable sensation de chaleur lourde. Le musicien, sur l’invitation du marquis, s’était mis à jouer, et, violemment, Xanthis eut l’impression qu’une main invisible l’emportait par sa chevelure tordue à travers un monde d’impressions tourbillonnantes. Le marquis, par instants, soulignait un passage d’éloges discrets, et se penchait vers elle pour lui expliquer sa pensée ; mais elle, silencieuse et fascinée, n’écoutait pas un seul mot ; c’est à travers les yeux du musicien qu’elle comprenait, et ces yeux lui révélaient pour le première fois l’enivrement de la tristesse. À peine dehors, prétextant une atroce migraine, elle renvoya assez sèchement le 12 marquis. Elle avait hâte de regagner son socle. Des choses inconnues s’agitaient dans son être. Pour conserver les émotions sentimentales, ces douces fleurs de l’âme, il n’est que l’eau fraîche et calme de la solitude. Toute à elle-même, elle sortit de son coeur l’image du musicien et elle évoqua dans l’ombre ce beau visage au grand front pâle, ces yeux enfoncés comme des cavernes de mystère, d’où jaillissaient par moments des flammes, cette bouche large, ardente et tragique, et cette gorge orageuse, toute gonflée de sanglots, demi-nue dans la collerette entr’ouverte... Le lendemain, elle sauta au cou du marquis pour le remercier de lui avoir fait connaître un jeune homme aussi remarquable, et sa vie, dès lors, lui parut infiniment plus intéressante. Elle accordait la journée au marquis, aux visites, à la promenade et, dès le soir, courait près du buste de marbre. Après les vanités de la journée, le scintillement fatigant des madrigaux 13 et des épigrammes, ce lui était un contraste délicieux, et comme un bain de douceur, de se retrouver avec son ami. Il lui renversait doucement la tête de façon à plonger dans ses yeux, et l’embrassait longuement et silencieusement sur la bouche, pendant qu’il pressait tendrement ses seins encore émus de la course, et palpitants comme des oiseaux... Et c’était, ce baiser, suivant les jours, tantôt du feu, tantôt de la neige qui descendait sur son âme. Autour d’eux, peu à peu, le soir tombait. Les grands rideaux – là-bas – s’emplissaient d’ombre. Les choses glissaient uploads/Litterature/ samain-contes.pdf

  • 33
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager