1 FRANÇOIS FLAHAULT LA PENSÉE DES CONTES Ce livre reprend le texte publié en 20

1 FRANÇOIS FLAHAULT LA PENSÉE DES CONTES Ce livre reprend le texte publié en 2001 aux éditions Anthropos-Économica, à l’exception du chapitre 3, entièrement réécrit 2 3 Introduction Une philosophie en germe 4 A un âge où je ne savais pas encore lire, ma mère me disait les contes de Perrault et quelques autres de Grimm ou d'Andersen qu'elle connaissait par coeur. Je me souviens aussi d'un disque 78 tours consacré au Petit Poucet, avec la voix terrifiante de l'ogre : "Je sens la chair fraîche!". Vinrent ensuite Tintin, des romans d'aventure, et des lectures plus sérieuses ou plus littéraires. Puis, vers vingt ans, j'ai commencé à relire des contes et à m'interroger à leur sujet. Cet intérêt se voulait savant (je faisais des études de philosophie), mais les motivations qui l'inspiraient n'étaient guère scientifiques. J'éprouvais alors une forte appréhension devant les exigences de la vie d'adulte, de sorte que sous couvert d'un objet d'étude légitime, je cherchais à conserver quelque chose de l'enfance. A cela s'ajoutait l'image que l'on a habituellement des contes et qui faisait bien mon affaire : des récits qui touchent à "l'origine" (notion aussi vague que fascinante), qui remontent à "un lointain passé" et qui sont riches de "significations cachées". En somme, quelque chose de perdu qu'il fallait retrouver. Mêlée à ces motivations, il y avait également l'idée que si tant d'êtres humains prennent plaisir à tels ou tels récits, si tant de générations les ont ressassés, c'est que ceux-ci font écho à quelque chose de nous. Certains récits (un film, un roman, un conte) nous intéressent plus que d'autres, ils nous émeuvent, ils nous intriguent. Nous ne savons pas pourquoi - mais il doit bien y avoir une raison. À vingt ans, alors que je préparait une maîtrise de philosophie à la Sorbonne, j’allais, tout à coté, au Collège de France, écouter Claude Lévi- Strauss. Un savant austère se penchait avec le plus grand sérieux sur des histoires souvent rabelaisiennes que d’obscurs Indiens d’Amérique du nord ou du Brésil prenaient plaisir à se raconter et à transmettre. Quel contraste avec les cours de Ricoeur ou de Jankélévitch ! Puis, ce sont Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne dont j’ai suivi l’enseignement, eux aussi épluchant avec minutie de curieuses histoires venues de la Grèce ancienne. Ces grands exemples ont contribué à ancrer en moi la conviction que l’étude des contes, elle aussi, pouvait être féconde. Je voyais, je vois 5 encore les contes comme des miroirs énigmatiques dans lesquels se reflète notre commune humanité. Reflets familiers, intimes parfois, et pourtant si difficiles à identifier et à nommer que j’en restais perplexe, ayant heureusement renoncé à plaquer sur eux interprétations faciles et lieux communs. Notre vie est une histoire, mais il est bien possible que le souvenir des événements ou des menus faits qui la composent passe à côté du noeud de l'intrigue. Outre le plaisir immédiat que nous procurent les récits de fiction (nous permettre de vivre par procuration l'intensité, la diversité ou le bonheur qui nous manquent), il arrive que, plus profondément, ils suppléent à ce que nous ne savons pas dire de notre propre histoire. Les années passant, la relation que j'entretenais avec les contes a évolué. Souvent, lorsqu'on étudie longtemps le même objet, on continue de se passionner pour lui, mais plus tout à fait pour les mêmes raisons que lorsqu'on avait vingt ans, et aussi avec un peu moins d'idées toutes faites. C'est pourquoi j'aimerais d'abord, dans cette introduction, revenir sur l'image que nous avons habituellement des contes, ceci afin de permettre au lecteur d'écarter certains préjugés. Cela me permettra de mieux situer le propos de ce livre. Des contes circulaient de bouche à oreille bien avant l'invention de l'écriture. Depuis où? Depuis quand? On ne le saura jamais. Sans doute depuis que nos lointains ancêtres ont commencé à être sensibles à l'ennui du temps qui passe. Au XIXe siècle, où les contes ont fait l'objet de collectes systématiques, les contes sont devenus un patrimoine. L'idée de patrimoine est souvent liée à celle de nation. Les frères Grimm, par exemple, n'étaient pas seulement des savants, pionniers de la linguistique allemande, c'étaient aussi des apôtres de la cause germanique, désireux de réagir contre la culture cosmopolite liée à la vie des cours et à l'usage de la langue française. Les contes qu'ils rassemblèrent, écrivirent et publièrent en 1812 témoignaient à leurs yeux d'une « poésie naturelle » enracinée dans l'esprit du peuple allemand. En France, contrairement à ce qui s'est passé dans la plupart des pays européens, les contes n'ont pas été placés au service de l'idée nationale. Les Français, en effet, disposaient depuis des siècles de textes littéraires écrits dans leur propre langue. En outre, la bourgeoisie n'éprouva pas le besoin de rejeter la littérature de cour, elle se plut au contraire à s'en inspirer. Perrault, il est vrai, se montra assez fidèle aux 6 quelques contes de tradition orale qu'il rendit célèbres. Mais il n'y voyait qu'un amusement : c'était un homme de cour, tout à fait étranger aux préoccupations nationalistes qui, guère plus d'un siècle après lui, animèrent les frères Grimm et leurs émules. Des contes dits par des paysans n'avaient pas leur place dans le patrimoine littéraire de la France ; cependant on pouvait les loger à l'enseigne du régionalisme. Aujourd'hui encore, on ne trouve pas de recueils de "contes français", mais des contes de Gascogne, de Bretagne, de l'Ariège, d'Auvergne, etc. Ce régionalisme, toile de fond des études de folklore, n'est pas sans liens avec l'histoire du mouvement contre révolutionnaire. Tout au long du XIXe siècle et jusqu'au Front populaire, la crainte des "classes dangereuses" et le rejet des idées que socialistes et communistes n'étaient que trop portés à diffuser ont alimenté chez les esprits conservateurs le rêve d'une simplicité paysanne aux naïves croyances, toujours vivante dans "nos belles provinces françaises" : un monde encore empreint de traditions païennes, certes, mais cependant plus sain et ouvert au spiritualisme que le prolétariat urbain, plus en affinité que lui avec le christianisme et mieux disposé à l'égard des hiérarchies traditionnelles. Vers 1850, un jeune paysan breton qu'on avait envoyé se faire soigner à l'hôpital de Quimper écoutait les malades échanger des contes pour tromper leur ennui. Il constata, non sans surprise, que d'un bout à l'autre du Finistère, on connaissait les mêmes contes1. Aurait-il entendu des conteurs d'autres provinces ou d'autres pays européens qu'il aurait pu faire le même constat : en réalité, la plupart des contes ne sont liés ni à un terroir ni à une nation. Il est vrai que certains récits sont restés propres à des sociétés spécifiques de sorte que, pour les comprendre, il faut, comme pour un certain nombre de contes africains, les situer dans le contexte des rituels, des croyances ou des systèmes de parenté propres à ces sociétés. Mais pour les autres, même si dans certains cas on a pu déterminer leur aire d'origine, on constate qu'ils se sont largement diffusés, se répandant d'un bout à l'autre de l'Europe et bien au-delà. La manière de les dire varie d'une région à une autre, mais l'intrigue et les motifs demeurent étonnamment stables. L'histoire d'Ulysse chez les Cyclopes, par exemple, circulait sans doute de bouche à oreille longtemps avant qu'Homère, au IXe siècle avant J.-C., la fixe par écrit. Elle ressurgit près de deux mille ans plus tard dans les Mille et une nuits 1 Jean-Marie Déguignet, Mémoires d'un Paysan Bas-Breton, éditions An Here, Ar Releg-Kerhuon, 2000, p.64. 7 (Sindbad le marin en est le héros). On en trouve également une version dans le Dolopathos, un recueil de contes composé à la fin du XIIe siècle par un moine lorrain. Pendant ce temps, l'histoire continuait de se transmettre oralement : on en a encore recueilli des versions au XXe siècle en Afrique du nord, dans des îles grecques, au pays basque ou dans le nord de l'Europe. Rien ne témoigne mieux du cosmopolitisme des contes que cette bible des folkloristes qu'est l'ouvrage d'Anti Aarne et Stith Thompson, The Types of Folktale, un catalogue dans lequel toutes les intrigues de contes sont classées et résumées, avec l'indication des différents lieux où chaque type de conte a été recueilli2. De l'Europe économique qui se construit aujourd'hui, on peut remonter, de strate en strate, à l'Europe des nations, puis à celle de la Chrétienté qui prend le relais de l'Empire romain, et enfin à un premier tissu de sociétés paysannes et païennes qu'aucune frontière ne séparait de l'Orient et dont certains aspects se sont maintenus jusqu'à une période récente3. Depuis la préhistoire, populations, techniques, croyances et récits ont circulé à travers cette aire immense. La culture orale dont relèvent les contes n'est pas pour autant restée imperméable à la culture écrite : certains contes ont été christianisés ou ont repris des intrigues transmises par l'écriture (par exemple l'histoire biblique de Joseph trahi par ses frères) ; d'autres ont inspiré des oeuvres littéraires (par exemple Le roi Lear et Hamlet de Shakespeare) ; d'autres enfin, grâce aux livres de uploads/Litterature/ pensee-des-contes.pdf

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