Stéphane CHAUDIER, université de Lille Joël JULY, Aix-Marseille université Geor

Stéphane CHAUDIER, université de Lille Joël JULY, Aix-Marseille université George Sand, Mauprat, chapitre XI, p. 207-208. 5 10 15 20 Un jour, je demandai des nouvelles de M. de La Marche. Ce fut seulement à Patience que j’osai adresser cette question. « Parti, répondit-il. – Comment ? parti ! repris-je ; pour longtemps ? – Pour toujours, s’il plaît à Dieu ! Je n’en sais rien, je ne fais pas de questions ; mais j’étais dans le jardin par hasard quand il a fait ses adieux, et tout cela était froid comme une nuit de décembre. On s’est pourtant dit de part et d’autre à revoir ; mais, quoique Edmée eût l’air bon et franc qu’elle a toujours, l’autre avait la figure d’un fermier qui voit venir la gelée en avril. Mauprat, Mauprat, on dit que vous êtes devenu grand étudiant et grand bon sujet. Souvenez- vous de ce que je vous ai dit : Quand vous serez vieux, il n’y aura peut-être plus de titres ni de seigneuries. Peut-être qu’on vous appellera le père Mauprat comme on m’appelle le père Patience, bien que je n’aie jamais été ni moine ni père de famille. – Eh bien ! où veux-tu venir ? – Souvenez-vous de ce que je vous ai dit, répéta-t-il ; il y a bien des manières d’être sorcier, et on peut connaître l’avenir sans s’être donné au diable ; moi je donne ma voix à votre mariage avec la cousine. Continuez à vous bien conduire. Vous voilà savant : on dit que vous lisez couramment dans le premier livre venu. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ? Il y a ici tant de livres que la sueur me coule du front rien qu’à les voir ; il me semble que je recommence à ne pouvoir pas apprendre à lire. Vous voilà bientôt guéri. Si M. Hubert voulait m’en croire, on ferait la noce à la Saint-Martin. – Tais-toi, Patience, lui dis-je. Tu me fais de la peine ; ma cousine ne m’aime pas. – Je vous dis que si, moi ; vous mentez par la gorge ! comme disent les nobles. Je sais comme elle vous a soigné, et Marcasse, étant sur le toit, l’a vue au travers sa fenêtre, qui était à genoux au milieu de sa chambre à cinq heures du matin, le jour que vous étiez si mal. » Stylistique Situation Après avoir surpris la longue confidence et la quasi confession d’Edmée à l’abbé Aubert, Bernard ne peut plus douter : sa cousine l’aime, certes, mais de manière conditionnelle.S’il veut lui plaire et être digne d’elle, il doit consentir à se transformer ; il lui faut s’éduquer, se réformer. Les efforts que lui coûtent cette prise de conscience et ce changement de vie le brisent ; il tombe malade. Bernard est alors amoureusement veillé par sa cousine. Au cours de sa convalescence, il prend l’initiative de s’entretenir avec Patience pour obtenir par lui des nouvelles de son rival, M. de la Marche. Plan Dans cette scène, au sens de Genette, la répartition des répliques est fort inégale. C’est Patience qui, pour l’essentiel, parle, avec ce langage coloré qui est le sien. Son discours présente des variations typologiques : Patience passe du récit analeptique aux admonestations d’un quasi prophète. Outre les structures du dialogue et la parlure du personnage, il convient aussi d’étudier comment la parole en situation, ancré dans un moment précis, prend en charge toute une temporalité qui l’excède. 1 Axe directeur Ainsi peut-on appréhender dans toute son amplitude l’art romanesque de Sand, c’est-à-dire la création par le discours d’un monde de référence saturé d’émotions de tous ordres : les affects amoureux croisent et recoupent les enjeux socio-politiques. 1. Les structures du dialogue : une interaction vivante Le dialogue dure alors que très vite, en quelques lignes, l’information décisive est donnée par Patience : le rival, M. de la Marche, quitte la place, vaincu par la froideur d’Edmée ; mais Bernard ne triomphe pas pour autant ; son inquiétude demeure. C’est sans doute ce qui justifie la scène. Elle vise à éclairer l’état d’âme du héros par les efforts que fait Patience pour le guider, lui donner confiance. 1.1Les discours rapportés et la composition du texte Le texte ne nous fait pas entrer de plain-pied dans le discours direct. Tout commence par deux phrases au passé simple, relevant du discours narrativisé. Un jour, je demandai des nouvelles de M. de La Marche. Ce fut seulement à Patience que j’osai adresser cette question. L’initiative de Bernard est soigneusement décomposée ; la première phrase explicite l’objet du discours (le rival) et la nature du propos (une demande) ; la deuxième phrase met en valeur par l’emphase (phrase clivée) le co-énonciateur de l’échange. Tout le reste du texte est au DD. Les proposition incises sont rares et peu développées. Elles servent d’abord à attribuer chaque réplique à un personnage, le narrateur ou Patience. Parti, répondit-il. – Comment ? parti ! repris-je ; Ensuite, le lecteur n’a plus qu’à se laisser guider par la succession des tirets. C’est d’autant plus facile que le nombre des répliques est peu élevé et que le ton et le volume des répliques contrastentnettement selon les partenaires de l’échange Réplique brève 1 : Patience Réplique brève 2 : Bernard (l. 2-3) Réplique longue 1 : Patience (l. 3-11) Interruption brève : Bernard (l. 11) Réplique longue 2 : Patience (l. 12-18) 2nde interruption brève : Bernard (l. 19) Réplique longue 3 : Patience (l. 19-23). Le décompte est sans appel. Aucune des trois interventions de Bernard ne dépasse une ligne. On trouve là une situation caractéristique de la comédie : le jeune premier déboussolé pose des questions et réagit de manière affective aux conseils donnés par un homme du peuple, qui est à la fois un confident (l. 19), un discoureur avisé et rassurant, plein de bon sens et d’expérience, et un donneur de leçons ; Patience n’est en effet pas Sganarelle ; il a plus de dignité. L’époque aime la posture du moniteur : il est celui qui avertit, qui met sa science au service d’une instance susceptible de décider et d’agir. À la ligne 19, l’incise est à peine utile tant il est évident que c’est Bernard qui parle. À la ligne 12, (« répéta-t-il »), en revanche, elle apporte une information d’ordre psychologique et pragmatique intéressante : au lieu de répondre à Bernard, Patience poursuit sa propre logique. Si les deux personnages convergent et se comprennent, ce n’est pas immédiatement ; chacun a en tête sa propre hiérarchie axiologique ou affective. Le dialogue, 2 tendu, vivant et pédagogique à la manière d’un dialogue socratique, fait naître petit à petit l’accord des esprits. 1.2L’enchaînement des répliques Il se déduit aisément de ce qui précède. Les deux premières répliques, courtes, reposent sur le jeu des questions réponses. La réponse laconique de Patience offre en un mot (Parti) la donnée essentielle. La répétition Parti ! marque la surprise : celle du personnage est aussi celle du lecteur. Dans ce contexte, Comment ? se comprend comme une exclamation et non comme une véritable interrogation : elle porte sur le dire ; elle marque l’incrédulité du locuteur, qui invite le destinataire à reformuler l’assertion, ce que Bernard fait d’ailleurs aussitôt. La véritable question suit, à droite de l’incise : Pour longtemps ? La question partielle détermine la réponse. Elle est brève. À partir de mais, véritable pivot pragmatique plus encore qu’argumentatif, Patience développe de manière indépendante sa propre parole (lignes 4-11). Au récit (l. 4-7) succède une exhortation (l. 7-11) ; l’enjeu cette parénèse1 n’est pas très clair, ni pour Bernard, ni pour le lecteur : la demande du jeune homme, qui porte sur le dire (où veux-tu venir ?) est une critique en acte de la performance discursive de Patience, sommé de se justifier. Au nom de quoi parle-t-il ? Petit à petit l’enjeu se révèle. Tout repose sur une métalepse, entendu au sens rhétorique du terme : c’est-à-dire une inversion de la cause et de la conséquence. Reconstituons la logique du raisonnement du vieil homme. Puisque vous êtes devenu bon (l. 8), plus besoin de vous fier à vos titres (l. 9-11) pour prétendre épouser celle que vous méritez (l. 12-18). On reconnaît un topos philosophique, archi utilisé dans le genre du sermon : aux faux biens (qui passent) s’opposent les vrais biens (qui durent) ; à la grandeur vaine du rang social il faut préférer le savoir et la vertu. La véritable noblesse est celle du cœur. La nouvelle interruption de Bernard réoriente l’enjeu du dialogue (l. 19) : Tais-toi, Patience, lui dis-je. Tu me fais de la peine ; ma cousine ne m’aime pas. Bernard confie ses doutes et ses peines de cœur, que Patience s’efforce de dissiper (l. 19-23). La composition du texte se dégage : si l’ouverture du dialogue est marquée par la figure du rival, Patience petit à petit fait glisser l’entretien sur la question, autrement plus problématique, de la relation entre les deux héros. L’obstacle au uploads/Litterature/ sand-mauprat-chapitre-11.pdf

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