[30 754 caractères] Transmettre par le théâtre le savoir licite et illicite sur
[30 754 caractères] Transmettre par le théâtre le savoir licite et illicite sur le mariage : la Farsa del matrimonio de Diego Sánchez de Badajoz Françoise Cazal Université de Toulouse FRAMESPA-UMR 5136 CNRS LEMSO La Farsa del matrimonio, l'une des 27 pièces de Diego Sánchez de Badajoz réunies dans la Recopilación en metro, Séville, 15541, pose de façon particulièrement intéressante le problème de la transmission du message didactique. Comme les autres pièces de cet auteur, elle obéit à un double cahier des charges : transmettre (ou rappeler) aux spectateurs un contenu doctrinal (ici, tout ce qui a trait au Sacrement du mariage), mais aussi un contenu moral et pratique destiné à guider les paroissiens dans leurs comportements au sein de l'institution du mariage. La transmission de ce double versant didactique, comme dans toutes les Farsas de Sánchez de Badajoz, est rendue plus amène par l'emploi de procédés comiques aux formules bien établies. Au-delà de l'apparente simplicité de cette recette de base, les procédés avec lesquels cet auteur de théâtre transmet son message sont complexes. L'emploi de certaines formes de dramatisation destinées à exprimer un savoir licite reflétant l'opinion de l'Église voisinent avec d'autres types de stratégie dramatique destinés à faire passer un message comportemental qui, parce qu'il inclut des éléments proprement "indicibles" (ce qui a trait à la sexualité du couple), ne peut être proposé aux spectateurs sous la même forme que le message canonique. L'opposition structurante entre "savoir licite" et "savoir illicite" se décline donc plus précisément, dans la Farsa del matrimonio, sous la forme d'un savoir doctrinal explicite et celle d'un savoir comportemental non formulé dans le discours dramatique mais évoqué dans l'action, ce qui est une façon de transmettre le savoir moins déclarative mais tout aussi efficace. Il n'est pas prévu d'aborder, dans cette brève étude, la question des sources scripturaires du dialogue, mais bien de se centrer sur l'observation de la technique dramatique mise au service de ces deux savoirs que sont le savoir licite, formulable, et le savoir illicite, indicible, autrement dit, de voir comment sont mis en théâtre de façon spécifique les divers savoirs sur le mariage transmis à l'occasion de cette pièce. Quelques mots d'abord afin de mieux comprendre la place de la Farsa del matrimonio à l'intérieur de la production dramatique du curé de Talavera. Alors que l'on divise habituellement les textes de cet auteur en Farsas profanes et Farsas religieuses, le genre auquel rattacher cette pièce est problématique. Ce qui a trait à l'enseignement doctrinal y occupe une place suffisamment étendue pour qu'on puisse la considérer comme une pièce religieuse, mais la mise en scène de la société civile y est suffisamment développée pour que l'on considère qu'elle appartient tout autant au genre des farsas profanes. Par ailleurs, au sein d'un répertoire de théâtre éphémère, conçu pour être représenté une seule fois (parfois deux) à l'occasion d'une fête religieuse (Noël, ou la Fête-Dieu, essentiellement), le texte de la Farsa del matrimonio se caractérise par la persistance et la fréquence de son réemploi : utilisable pour toute fête de mariage, cette Farsa a connu un destin éditorial remarquable, sous forme de nombreuses éditions en "pliegos sueltos", autre aspect qui la rapproche du sort que connurent certaines farsas profanes à succès du même auteur, comme la Farsa de la ventera. Une autre spécificité de la Farsa del matrimonio, qui représente un bon exemple de la variété avec laquelle les schémas traditionnels sont adaptés par Diego Sánchez, est la façon dont est décliné le personnage du Berger ; ce personnage à tout faire du théâtre espagnol du XVIe en général, et de celui de Sánchez de Badajoz en particulier, présente ici un trait original : cette pièce est la seule des 27 farsas à proposer un Berger en famille, avec sa femme et sa fille. Ailleurs, il est toujours, sur le plan familial, un électron libre, sauf dans un autre cas, la Farsa del juego de cañas, où il est accompagné d'une Bergère, mais qui a essentiellement une fonction ornementale de chant et de danse et n'est pas vraiment un personnage à part entière. Ici, c'est tout à fait différent, et la femme du Berger appelée "Muger" ("Femme") dans le bloc didascalique initial et, qui sera par la suite, dans les didascalies de 1 Diego Sánchez de Badajoz, Recopilación en metro, (Sevilla, 1554), éd. Frida Weber de Kurlat, Instituto de Filología y Literaturas Hispánicas "Dr. Dámaso Alonso", Facultad de filosofía y Letras, Buenos Aires, Universidad de Buenos Aires, 1968. Farsa del matrimonio, pp. 329-353. 1 personnages, appelée sobrement "Ella" ("Elle"), ainsi que sa fille, Menga, ont leur rôle propre et participent abondamment à l'action et au dialogue2. La structure familiale du Berger dans la Farsa del matrimonio a plusieurs avantages dans la perspective de la transmission du savoir. D'abord, celui de donner la parole aux femmes : pour mesurer la présence dialogale de la femme du Berger dans cette pièce, il suffit de dire qu'elle restera présente sur scène encore plus longtemps que le Berger lui-même. Une grande partie des dialogues théoriques concernant les rapports d'autorité au sein du couple auront lieu entre le Berger (appelé lui aussi, de façon générique, "Él" ("Lui"), et "Ella", sa femme. Cette dénomination des personnages souligne leur valeur représentative et, en quelque sorte, les "dépastorise", les universalise. La situation onomastique est un peu différente pour la fille du couple appelée tantôt Menga, tantôt Mencía, qu'il fallait nommer individuellement pour mieux la différencier de sa mère dans le dialogue et aussi pour respecter la symétrie entre elle et le personnage du Valet Martin ("Moço Martín") auquel on finira par la marier3. Ce répertoire de personnages a l'avantage de représenter sur scène le couple à deux moments de son existence, à l'âge de la maturité, avec Él et Ella, mais aussi le couple en formation, avec Menga et le Moço Martín, double perspective qui permet d'évoquer les différents dangers qui guettent le couple à diverses époques de la vie. La présence de deux générations (les parents, la fille) donne, par ailleurs, un cadre plausible à la mise en scène de la transmission d'un savoir social ancestral sur le mariage. L'existence du personnage de la jeune Mencía permet à la fois de concrétiser devant les yeux des spectateurs le fruit souhaité du mariage dont il est amplement question dans le texte, à savoir les enfants, et de mettre en scène la transmission du modèle parental. Dans ce petit monde très structuré, la "perturbation" génératrice de ressort dramatique se manifeste sous la forme d'un jeune moine entreprenant prêt à abandonner son habit pour séduire la fille du Berger, mais qui échouera dans son entreprise de séduction quand sera révélée au grand jour l'infirmité "honteuse" dont il souffre (une double hernie). Si l'on envisage la répartition des personnages selon le critère du sexe, malgré cette multiplication des dénominations féminines ("Muger", "Ella", Menga, Mencía) l'avantage reste du côté masculin : aux rôles masculins déjà cités du Berger, du Moine et du jeune Martín s'ajoute un personnage comique final, le "Maestro de quebraduras" (nommé "Potrero" dans les didascalies de noms de personnages), à savoir le barbier-chirurgien qui opère les hernies. Quatre hommes et deux femmes, voilà, quoiqu'il en soit, une distribution de rôles plus abondante que dans bien d'autres pièces de Sánchez de Badajoz, signe qui montre, avec des entrées et sorties de personnages plus nombreuse que de coutume, que la dramatisation de cette pièce est parmi les plus élaborées de la production dramatique de cet auteur. Après ce préambule, venons-en à l'exposé des divers types de savoirs au cours de la pièce. Au début, dans le prologue4 (v. 1-112), le Berger explique au public les deux satisfactions principales qu'apporte le mariage, la descendance et le plaisir charnel, puis rappelle le miracle des Noces de Cana, avant d'évoquer le mystère du Sacrement du mariage en vertu duquel deux âmes ne font plus qu'un corps. Suivent des commentaires selon lesquels le mariage offre solidarité et bonne compagnie, comme le montre le fait qu'Adam ait préféré sa femme à tout le reste de la création, de la même façon que tout homme préfère s'installer avec la femme de son choix plutôt que de rester auprès de son père et de sa mère. La conclusion du prologue est que le mariage apporte beaucoup, pourvu qu'on n'oublie pas Dieu au profit du Diable, et qu'il est bien dommage qu'Adam se soit laissé entraîner par Ève et qu'il n'ait pas fait preuve de plus de fermeté envers elle, quand elle lui a présenté la pomme : Pastor Si dixera: "No curemos, anda, después comeremos", ¡a[o]sadas, que ella callara! (v. 110-112)5 C'est en enchaînant de façon humoristique sur ces mots où l'on suggère de faire taire les femmes que la femme du Berger fait son entrée sur scène et dans le dialogue, houspillant son mari parce qu'il donne trop d'importance à ces vieilles histoires, et établissant le thème dont il va être 2 Il existe un deuxième cas où l'on mentionne indirectement une compagne du Berger, c'est le prologue de la uploads/Litterature/ savoirs-licites-cazal.pdf
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- Publié le Sep 12, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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