LACAN, LA CALLIGRAPHIE CHINOISE ET LA NAISSANCE DU NŒUD BORROMÉEN Ferdinand SCH
LACAN, LA CALLIGRAPHIE CHINOISE ET LA NAISSANCE DU NŒUD BORROMÉEN Ferdinand SCHERRER Milan, 17 octobre 2013 Le texte publié ici a été présenté le 17 octobre 2013 à l’université de Milan dans le cadre d’un colloque consacré à «Lacan et la Chine». Il est la reprise modifiée et ré- duite d’un article à paraître dans le numéro 31 de la revue Essaim en novembre 2013 sous le titre De la calligraphie chinoise à l’écriture du nœud borroméen. Je vous remercie de votre invitation ainsi que mon ami Guy Flecher qui en fut le passeur. Je lui dois une aide précieuse concernant le chinois et je le remercie aussi pour les nom- breux échanges féconds et passionnés que nous avons eu durant ces dernières années. Il s’agit ici de la reprise modifiée et raccourcie d’un article qui va paraître cet automne dans le n° 31 de la revue ESSAIM dirigé par Erik Porge sous le titre De la calligraphie chi- noise à l’écriture du nœud borroméen. En exergue je vous donne deux citations qui secrètement se répondent : Celle du philosophe chinois Hé Yàn1 (何晏; c. 195–249) : Ce dont on parle et qui nʼest pas dicible, cela que lʼon nomme et qui nʼest pas nommable, cela que lʼon voit et qui nʼa pas de forme, cela que lʼon entend et qui nʼa pas de son, cʼest le Dao dans son entier. Et celle de Lacan : Un nœud qu'on ne peut mettre à plat est la structure du symbole.2 Les deux recèlent ce qui se joue pour Lacan dans son rapport à la psychanalyse et au chinois, à savoir la question du vide pour le chinois. Je ne citerai que Laozi : Trente rayons se rejoignent en un moyeu unique ; " ce vide dans le char en permet l’usage D’une motte de glaise on façonne un vase ; " ce vide dans le vase en permet l’usage On ménage portes et fenêtres pour une pièce ; Scherrer — Lacan, la calligraphie chinoise… 1 http://www.lacanchine.com/ 1 Cité par A. Cheng, in Histoire de la pensée chinoise, Éditions du Seuil, 1997, p. 33. 2 Lacan J. (1966). « D'un syllabaire après coup », in Écrits, 1966., p. 724. " ce vide dans la pièce en permet l’usage L’Avoir fait l’avantage, mais le Non-avoir fait l’usage. Lacan dans L’éthique de la psychanalyse évoque le vide à propos de das Ding, la Chose innommable en se référant surtout à la conférence de Heidegger sur Das Ding (la chose)3. Au vide il préférera par la suite le terme de trou dans la perspective d’une « opétique »4, d’une logique du trou, dont le nœud borroméen fournira l’écriture, la calligraphie. Je suis ce trou à la trace, si je puis dire [remarquez l’équivoque, on y reviendra], et je rencontre, c'est pas moi qui l'ai inventé, je rencontre le nœud borroméen qui, comme on dit toujours, me vient là comme bague au doigt… Nous voilà en- core dans le trou ! 5 L’hypothèse que je vais tenter d’étayer c’est que c’est la fréquentation du chinois et la pra- tique de sa calligraphie qui ont conduit Lacan au nœud borroméen. Les passages consacrés par Lacan au chinois sont ardus pour le lecteur, pas seulement en raison de sa méconnaissance de l’écriture et de la culture chinoise, mais avant tout parce que le chinois intervient le plus souvent là où Lacan est en prise avec le noyau obs- cur de l’expérience psychanalytique qu’il tente de serrer, là où il navigue au plus près des limites de la pensée. Les références au chinois recouvrent tout lʼempan de lʼenseignement de Lacan depuis lʼé- criture, en 1957 de lʼalgorithme S/s, jusqu’à celle du nœud borroméen. Il est composé de trois éléments et présente donc dʼemblée une structure ternaire : # - S le signifiant, # - s le signifié # - et la barre qui sépare les deux. Cʼest cette barre intraçable négligée aussi bien par les linguistes que les dits structuralis- tes qui retiendra lʼattention de Lacan. Cette barre, ce trait qui, à lʼinstar du yi 一, élément de base de lʼécriture chinoise, unit et sépare à la fois. Elle est la première écriture du noyau obscur, de lʼombilic du signe, du symptôme et des formations de lʼinconscient. Elle changera de nom et de fonction tout au long de lʼélaboration lacanienne. Ainsi, cette barre d’abord résistante à la signification, deviendra coupure, division, fente, trait unaire, lettre littorale, nœud, trou… Toutes ces constructions ultérieures — et elles sont nombreu- ses — peuvent être considérées comme le développement, le dépliement de lʼalgorithme originel et de son ressort caché figuré ici par la barre entre S et s. Il en sera ainsi jusquʼà lʼintroduction en 1972 du nœud borroméen. Scherrer — Lacan, la calligraphie chinoise… 2 http://www.lacanchine.com/ 3 In Essais et conférences, Gallimard, 1958, p. 194 4 J’emprunte le terme de sigétique (die Sigetik) à M. Heidegger dans Beiträge zur Philosophie, Gesamtaus- gabe, Band 65, Vittorio Klostermann, 2003, p. 78.Ce néologisme est la condensation du mot grec Sigé, le silence, et de Logik, la logique. « La Sigetik est l’essence de la logique et c’est en elle seulement qu’est comprise l’essence du langage. » Das « Geläut der Stille », la résonance et l’appel du silence, est l'essence du langage couverte par la voix articulée du logos. Je propose cet autre néologisme, l'opétique, composé de la contraction du grec opé, l’ouverture le trou, et de logique pour désigner le dernier enseignement de Lacan comme une logique du réel et du trou visant à la fois l’au-delà et le point-noeud de surgissement de la logi- que du signifiant et du manque. 5 Lacan J. (1974-1975). R.S.I., Le Séminaire livre XXII, séminaire inédit, séance du 8 avril 1975.. Le trait unaire et le yi Au fil de ce cheminement, nous ne retiendrons que quelques jalons. Arrêterons-nous d'abord au séminaire L’identification6, en 1961-1962, qui s'avère être un tournant dans la théorie du signifiant. C'est à ce moment que Lacan introduit le trait unaire comme le sup- port et l’essence même du signifiant qui, comme tel, sert à connoter la différence à l’état pur. Le signifiant n’est ni une chose, ni une substance. Ce qui fait son unité, c’est juste- ment de n’être que différence, différence absolue, c’est-à-dire sans rapport. Dès les premières séances du séminaire, la référence au chinois est explicite : au Laozi peut être, à Shitao, probablement. ShíTāo (Vague de pierre, 石濤, 1641- vers 1720) est l’auteur d’un traité dont le premier chapitre est traduit en français par « L’Unique Trait de pinceau »,Yi hua 一畫7. Dans la séance du 6 décembre 1961 Lacan dit : Le trait unaire, donc, qu'il soit comme ici vertical — nous appelons cela faire des bâtons — ou qu'il soit, comme le font les Chinois, horizontal, il peut sembler que sa fonction exemplaire soit liée à la réduction extrême, à son propos justement, de toutes les occasions de différence qualitative. Lacan évoque là le caractère chinois yi dont François Cheng nous dit qu’il est […] le plus important sans doute parmi les traits de base et il peut être considéré comme le “trait initial” de l’écriture chinoise. Son tracé, selon l’interprétation tradi- tionnelle, est un acte qui sépare (et unit en même temps) le ciel et la terre. Aussi le caractère yi 一 veut-il dire à la fois “un” et “unité originelle”. En combinant les traits de base et en s’appuyant, dans bien des cas, sur les “idées” qui les sous- tendent, on obtient d’autres idéogrammes.8 Le caractère yi n’a aucun équivalent dans notre écriture alphabétique. Il est nécessaire d’ajouter qu’il ne doit pas être envisagé de façon statique mais toujours avec le mouve- ment de son engendrement, « le mouvement du pinceau comme feu illuminant la cendre du trait »9 comme le dit le calligraphe du 11e siècle, Mi Fu. Le lecteur chinois d’ailleurs lit en réécrivant dans l’air ou sur sa main, ou tout autre support, le caractère et en cherchant à reproduire la gestuelle du calligraphe. C’est ce que suggère également Lacan en évoquant les 1 que trace l’instituteur : Il s'agit très précisément du un en tant que trait unique ; nous pourrons raffiner sur le fait que l'instituteur écrit le un comme cela, 1, avec une barre montante qui indique en quelque sorte d'où il émerge. Ce ne sera pas un pur raffinement d'ailleurs parce qu'après tout c'est justement ce que nous aussi nous allons faire, essayer de voir d'où il sort.10 Scherrer — Lacan, la calligraphie chinoise… 3 http://www.lacanchine.com/ 6 Lacan J. (1961-1962). L'identification, séminaire livre IX, séminaire inédit. Il existe une très excellente ver- sion établie par Michel Roussan. 7 Rycksman P., Traduction et commentaire du traité de Shitao, Les propos sur la peinture du moine Ci- trouille-amère, première édition en 1970. 8 Cheng F., L’écriture poétique chinoise, Seuil, 1996, p. 13. 9 Le grand peintre calligraphe Mi Fu 米芾 ou 米黻 (1052-1107), citée par Léon Vandermeersch à la page 196 de son article « L'écriture folle, facette chinoise de l'extase uploads/Litterature/ scherrer-lacan-la-calligraphie-chinoise-et-la-naissance-du-noeud-borromeen-pdf.pdf
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- Publié le Jul 20, 2022
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