S. VARLIK, LE CORAN : CLÔTURE DU LIVRE ET OUVERTURE DU SENS REVUE D’HISTOIRE ET
S. VARLIK, LE CORAN : CLÔTURE DU LIVRE ET OUVERTURE DU SENS REVUE D’HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2009, Tome 89 n° 3, p. 333 à 345 333 LE CORAN : CLÔTURE DU LIVRE ET OUVERTURE DU SENS Selami Varlik École des Hautes Études en Sciences Sociales 54 boulevard Raspail, F-75006 Paris Résumé : La conception du Coran comme parole directe de Dieu, révélée à la lettre, a pour conséquence une sacralisation de la forme même du texte, conçu comme éternel et indépendant de l’histoire. L’approche historico- critique et la pensée contextualisante permettent de questionner la clôture et l’immédiateté du Livre, qui s’ouvre ainsi à de multiples degrés de distances. Cependant, elles prennent elles-mêmes le risque d’enfermer le discours dans l’idée d’un vrai sens définitif qui serait historique. Dès lors, c’est le Livre pris dans le dynamisme interne de sa textualité qui permet d’ouvrir son potentiel herméneutique en posant le sens comme direction. Abstract : The idea of the Koran as the direct word of God, revealed literally, has as outcome a sacralization of the very shape of the text, which became eternal and beyond history. The historico-critical approach and contextua- lizing exegesis question the Koran’s closure and its immediateness which leads to different degrees of alienation. However, this approach suggests that the text has a true and final meaning, namely the historical one. Hence, it is the internal dynamism of the Koran’s textuality which allows to open its hermeneutical potential. Dans sa Critique du discours religieux, Abû Zayd rapporte que Alî, quatrième calife de l’islam, aurait dit : « le Coran est muet, ce sont les hommes qui parlent en son nom » 1. L’auteur décrit ainsi comment chaque école projette sa vision du monde sur le texte en ayant toujours le sentiment d’accéder à l’intention même de l’énonciateur. Le discours religieux peut avoir tendance à confondre sa lecture avec le texte lui-même, en niant la distance séparant l’altérité du Livre divin de la subjectivité de la conscience croyante. Étant donné qu’en islam le Coran est considéré comme révélation de la parole même de Dieu, dans son contenu comme dans sa forme, le texte coranique devient le seul lien entre l’humanité et la figure du Dieu transcendant. Dès lors, la relation au divin sera pensée et vécue en fonction de la façon de comprendre le sens de la parole. C’est ————— 1 Abou Zeid, 1999, p. 174. S. VARLIK, LE CORAN : CLÔTURE DU LIVRE ET OUVERTURE DU SENS REVUE D’HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2009, Tome 89 n° 3, p. 333 à 345 334 ainsi que se pose la question, dont la formulation même trahit la portée idéologique, du « vrai sens » des versets coraniques. Or la réponse à cette question est tributaire du statut ontologique du livre sacré. Ainsi, nous verrons en quoi la façon de concevoir le sens dépend de la façon de concevoir le support du sens, soit le Livre et la lettre. Si le sens est toujours l’objet d’une construction a posteriori, celle-ci est orientée par l’image que la communauté des croyants se fait du support du sens. Dans un premier temps, nous verrons comment l’orthodoxie isla- mique fait du Coran une entité métaphysique directement descendue du ciel comme verbe éternel et incréé de Dieu. Elle minimise ainsi la place des médiations et des supports, historiques et humains, par lesquels passe la parole, pour la présenter comme un bloc homogène immédiatement présent et dans lequel la raison humaine ne peut trouver aucun écart, aucune distance à investir. Enfermant la prédi- cation orale dans un « Livre clos » 2, elle procède à une clôture du sens, réduit à sa dimension littérale, en procédant par vagues succes- sives de sacralisation, de l’archétype céleste de la parole jusqu’à l’autorité politique garante du sens, en passant par la langue de la révélation. Tributaire d’une vision anhistorique de la révélation, cette lecture traditionnelle du texte procède donc à la négation de la distance entre la Parole divine et le sens qui lui est conféré par l’autorité religieuse. Dans un deuxième temps, nous aurons l’occasion de relativiser ce schéma en montrant comment d’autres courants islamiques ont vu, quant à eux, la parole comme le fruit d’une création dans le temps, rendant ainsi possible une conception historique de la révé- lation. C’est alors l’idée d’une distance ontologique entre l’archétype céleste de la Parole, le « Livre-mère » 3, et sa manifestation terrestre qui permet non seulement l’usage de la raison herméneutique mais aussi l’idée que l’établissement du Livre, comme de son sens, répond à certains facteurs d’historicité, qui restent à contextualiser, afin de revenir au texte même, en deçà de toutes les strates de significations que les différents systèmes sociopolitiques ont pu y projeter. Il s’agit donc de partir de l’historicité de la révélation pour questionner les mécanismes de constitution idéologique du sens, en vue de se demander d’abord ce que les versets ne disent pas, avant de poser la question herméneutique de ce qu’ils disent. Le « Livre-ouvert », ————— 2 Amherdt, 2004, p. 296. 3 XLIII, 2-3 ; cf. Redissi, 2004, p. 112 : « l’exception théologique de l’islam se loge dans le fait que le Coran est conçu comme une copie d’un archétype céleste, le Livre-mère (umm al-kitâb) tel qu’il est conservé dans la “Table gardée” ». Cette notion est également traduite par « Mère du Livre ». S. VARLIK, LE CORAN : CLÔTURE DU LIVRE ET OUVERTURE DU SENS REVUE D’HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2009, Tome 89 n° 3, p. 333 à 345 335 selon l’expression d’Umberto Eco 4, gagne alors une potentialité infinie de signification, dont il demeure à penser aussi bien les limites que la direction 5. Ainsi, nous verrons dans un troisième temps que, si la lecture historique d’un Coran déconstruit en tant que texte ouvre une dis- tance critique nécessaire à la quête du sens qu’il aurait aujourd’hui, celle-ci ne saurait se mettre en place sans les outils herméneutiques pour s’orienter au sein de cette distance. C’est là que le Livre-ouvert, en tant que totalité dont les parties constituent un jeu dialectique permanent, nous apporte un éclairage particulier, en montrant notam- ment comment le dynamisme interne du Livre prend le contre-pied de toute quête du « vrai sens ». Il nous faut alors montrer en quoi c’est le Livre lui-même qui, par l’altérité de sa lettre et la spéci- ficité de son agencement rhétorique et sémantique, donne un sens et une direction à cette distance. Il s’agira ainsi de penser le sens moins en tant que signification close qu’en tant que direction, soit un sens toujours en devenir de lui-même et orienté par le Livre pris dans la créativité même de sa globalité. LE LIVRE-MÈRE ET LA CLÔTURE DU SENS Posée dans le contexte de la parole coranique, la question du sens se trouve de prime abord confrontée à la façon dont la pensée musulmane conçoit l’essence même du livre divin. Celui-ci étant considéré comme parole de Dieu rapportée à la lettre, il se voit conférer une certaine absoluité excluant toute notion de distance. Ainsi, le Coran devient un Livre tout droit descendu du ciel, et direc- tement rédigé dans sa forme finale, sans qu’une quelconque histo- ricité n’intervienne, ni dans le contenu du message, ni dans sa forme. Si la révélation coranique s’étale sur une période de vingt-trois ans, au fur et à mesure des événements que rencontre la communauté musulmane naissante, des ḥadith et des versets précisent qu’elle se fait, dans un premier temps, en une seule nuit durant laquelle le Coran descend jusqu’au premier ciel de ce monde 6. Cette idée revêt une importance particulière dans la mesure où elle alimente l’iden- tification du Coran terrestre à son original céleste qui se trouve auprès de Dieu et qui est appelé, dans le Coran, « Livre-mère » ou ————— 4 Cf. dans L’Œuvre ouverte, le sixième et dernier chapitre sur Ulysses de James Joyce. 5 Nous distinguerons donc trois usages du mot « Livre » : le Livre-Mère qui, représentant l’archétype céleste du Coran, est une pure représentation religieuse ; le Livre-clos, soit le codex sacralisé qui fige la prédication orale et enferme le sens en l’institutionnalisant ; le Livre-ouvert qui est le même codex, mais dont la clôture, créant une unité dynamique, devient condition de production du sens. 6 XCVII, 1 ; cf. Masson, 1967. S. VARLIK, LE CORAN : CLÔTURE DU LIVRE ET OUVERTURE DU SENS REVUE D’HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2009, Tome 89 n° 3, p. 333 à 345 336 « Table gardée » 7. Dans son étude sur la représentation du livre révélé dans le contexte islamique, Jason Dean indique qu’il n’y a pas de réelle rupture entre le Livre-mère et le Livre-clos. Il parle d’un continuum 8 pour désigner le rapport entre les deux. Ainsi, même si l’ordre des sourates dans le Coran ne suit pas celui de la révélation, des ḥadith prophétiques rapportent que l’agencement interne au Coran est pleinement voulu par Dieu, étant donné que, durant le dernier mois de uploads/Litterature/ le-coran-cloture-du-livre-et-ouverture-d.pdf
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- Publié le Mai 28, 2021
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