Dominique ARRIGHI LE RECIT DE VOYAGE DANS L’EMPIRE OTTOMAN : TRADITIONS ET VARI

Dominique ARRIGHI LE RECIT DE VOYAGE DANS L’EMPIRE OTTOMAN : TRADITIONS ET VARIATIONS DANS LES LETTRES TURQUES DE BUSBECQ. Au XVIe siècle, l’empire ottoman suscitait une fascination mêlée de peur et de répulsion chez les occidentaux. Cet intérêt était récent car jusqu’à la prise de Constantinople en 1453 par Mehmed II le Conquérant, l’installation des Turcs en Anatolie et dans les terres balkaniques au XIVe siècle n’avait pas suscité d’écho littéraire en Europe. Seule la reconquête de la terre sainte mobilisait les esprits et soulevait de l’intérêt pour l’Orient. Or la chute de la seconde Rome et l’extension de l’empire ottoman du nord de l’Afrique jusqu’aux frontières de la Perse et aux plaines de la Hongrie sous les règnes de Selim Ier et de son fils, Soliman le Magnifique, firent de l’empire turc la première puissance mondiale. La constante progression des armées ottomanes en Méditerranée et leurs incursions répétées en Europe jusque sous les murailles de Vienne en 1529 firent du Turc un ennemi redoutable et invincible1. Cette situation géopolitique donna naissance à un genre littéraire à part entière : le récit de voyage chez les Turcs qui a fleuri tout au long du siècle et s’est perpétué avec succès jusqu’au XIXe siècle. Même si la découverte du Nouveau Monde a provoqué l’essor d’une littérature de voyage, les récits relatifs aux Amériques sont deux fois moins nombreux que ceux qui traitaient des terres ottomanes2. Et la littérature de voyage connut un immmense succès d’édition : certains ouvrages furent édités à de nombreuses reprises et dans toute l’Europe ; pour le seul XVIe siècle on a répertorié 91 rééditions du De turcarum ritu… et du De afflictione tam captivorum christianorum… de Bartholomaeus Georgievits3. Les récits sur les Turcs, qu’ils prennent la forme de récits de voyage, de traités de mœurs et de coutumes ou de pamphlets virulents ou encore de recueils de récits répondent tous au besoin d’information que ressentent les Européens à des titres divers face à la menace ottomane. Certains récits sont des ouvrages de commande tels Les Quatre premiers livres des navigations, et peregrinations orientales de Nicolas de Nicolay4 qui réalise une mission d’espionnage pour le compte de Henri II. D’autres sont des ouvrages d’information à visée scientifique tels Les observations de plusieurs singularitez… de Pierre Belon5, ou à visée commerciale comme la collection anglaise de Hakluyt6. D’autres encore ont un but Le présent article développe quelques aspects évoqués dans ma thèse de doctorat, soutenue à l’université de Paris IV en décembre 2006 (sous la dir. de P. Galand-Hallyn) : Ecritures de l’ambassade : les Lettres turques d’Ogier Ghiselin de Busbecq (1521-1591). Traduction annotée suivie d’une étude littéraire. 1 Voir R. Mantran éd., Histoire de l’empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, p. 139-158. 2 Voir G. Atkinson, Les nouveaux horizons de la Renaissance française, Genève, Droz, 1935, p. 10-12. 3 Les premières éditions ont été réalisées à Paris et à Anvers en 1544 (Hongrois capturé en 1526, captif pendant 13 ans). 4 N. Nicolay, Dans l’empire de Soliman le magnifique, éd. M.-Ch. Gomez-Géraud & S. Yérasimos, Paris, C.N.R.S., 1989 (a accompagné l’ambassadeur de France, le chevalier d’Aramon en 1551). 5 P. Belon, Voyage au Levant. Les observations de Pierre Belon du Mans de plusieurs singularités et choses mémorables trouvées en Grèce, Turquie, Judée, Egypte, Arabie et autres pays étranges, (Paris, G. Corrozet, 1553) éd. A. Merle, Paris, Chandeigne, 2001 (ambassade d’Aramon, 1546-1549). 6 Principal navigations of Hackluyt, éd. E. John, Oxford, Clarendon, Press, 1900. La collection Hackluyt a pour Camenae n°1 – janvier 2007 2 apologétique comme La république des Turcs de Guillaume Postel7 dont l’objectif est de faire l’éloge des Turcs pour amener les chrétiens à une réformation de leurs pratiques religieuses8. Mais quelles que soient leurs différences d’intentions ou d’ordre générique, les récits sur les Turcs ne sont jamais le strict résultat d’une expérience personnelle. Si les récits sont quelquefois commencés au cours du voyage, ils sont tous achevés au retour du voyageur et parfois même des années après. De plus, le récit de voyage s’accompagne nécessairement de citations, d’allusions, de comparaisons ; et on emprunte autant aux auteurs antiques qu’aux auteurs contemporains. La relation de voyage n’est pas l’expression de la relation entre le moi et le monde mais la mise en ordre d’un savoir établi préalablement9. Même un espion comme Nicolas de Nicolay a consacré l’essentiel de son œuvre à recopier voyageurs et savants de l’antiquité et de la Renaissance10. Ce n’est pas la nouveauté qui établit la crédibilité de l’œuvre mais l’utilisation d’un savoir topique ; entre les données de l’expérience et l’écriture s’interposent nécessairement les auteurs sans lesquels le monde ne peut être compris. Un auteur de récit de voyage copie donc sans difficulté d’autres auteurs sans pour autant que la question du plagiat mérite d’être posée ; un récit de voyage au XVIesiècle est d’abord une relecture. La littérature de voyage a vu éclore de multiples topoi tant sur le plan thématique que sur le plan générique. Dans les récits de voyage en terre ottomane, la description de Constantinople est un des motifs les plus récurrents. Il n’existe pas de lieu dans tout l’empire ottoman en dehors de la terre sainte qui n’ait été plus décrit et commenté. Or la topique de la ville elle-même se décompose en de nombreux topoi secondaires que tous les voyageurs qui ont séjourné dans la capitale s’emploient à décrire, et dans le même ordre le plus souvent. Aucun récit de voyage sur les Turcs et aucune description de Constantinople ne peuvent donc être lus sans prendre en considération les usages véhiculés par la tradition. L’ambassadeur Ogier Ghiselin de Busbecq fit publier dans les années 1581-1589 un récit de voyage sous la forme de quatre Lettres dans lesquelles il relate les circonstances de son séjour dans l’Empire ottoman. L’intérêt et l’originalité du récit de Busbecq tient à la nature de la mission qu’il effectua chez les Turcs ; en effet, pendant environ huit ans, il séjourna essentiellement à Constantinople dans le but de négocier une trêve pour le compte du roi de Hongrie et de Bohème et archiduc d’Autriche, Ferdinand Ier, qui devint empereur du Saint-Empire germanique après l’abdication de son frère Charles Quint. Or en règle générale, les relations d’ambassade n’étaient pas publiées ; les rapports des chargés de mission étaient uniquement diffusés sous forme manuscrite dans toutes les chancelleries européennes, et seules quelques rares relations vénitiennes ont fait l’objet d’éditions dans des recueils de récits de voyage italiens11; le texte de Busbecq fait donc figure d’exception, d’autant plus qu’il prend la forme littéraire de la lettre humaniste12. L’autre spécificité du récit de Busbecq tient aux enjeux diplomatiques de la négociation qu’il a menée. Les objectif de fournir un outil professionnel aux navigateurs et aux marchands anglais à la fin du XVIe siècle. 7 G. Postel, La république des Turcs, Poitiers, E. de Marnef, 1560 (fait deux séjours en Orient en accompagnant deux ambassadeurs : en 1535 avec Jean de la Forest, en 1547 avec le chevalier d’Aramon). 8 Voir F. Lestringant, « Guillaume Postel et l’obsession turque », Écrire le monde à la Renaissance, Quinze études sur Rabelais, Postel, Bodin et la littérature géographique, Caen, Paradigme, 1993, p. 189-224. 9 Voir M.-C. Gomez-Géraud, Écrire le voyage au XVIe siècle en France, Paris, P.U.F., 2000. 10 Voir M.-C. Gomez-Géraud, « Prises de vues pour un album d’images : L’Orient de Philippe Canaye, seigneur du Fresne, 1573 », D’un Orient l’autre, I, Paris, C.N.R.S., 1991, p. 329-341. 11 Voir L. Valensi, Venise et la Sublime Porte : la naissance du despote, Paris, Hachette, p. 22. 12 Voir S. Yérasimos, Les voyageurs dans l’Empire ottoman (XIVe-XVIe siècles) Bibliographie, itinéraires et inventaires des lieux habités, Ankara, Imprimerie de la société turque d’histoire, 1991, p. 18. Camenae n°1 – janvier 2007 3 Habsbourg se sont sans cesse opposés à la politique d’extension des Ottomans en Méditerranée et en Europe orientale. Or, Ferdinand Ier n’eut jamais les moyens militaires et économiques nécessaires pour lutter efficacement contre les armées turques. Son règne coïncida avec celui de Soliman le Magnifique qui correspondit à l’apogée de l’empire ottoman. Dans ses Lettres, Busbecq fait donc le récit d’une ambassade qui était vouée à un semi échec car il ne pouvait obtenir de grandes concessions des Turcs dans la mesure où Ferdinand Ier était en position de faiblesse face à Soliman. Par conséquent, toutes les descriptions qu’il fait des Turcs, de leurs coutumes et des lieux qu’ils occupent doivent toujours être replacées dans leur contexte politique particulier ; les Lettres de Busbecq sont le récit d’un homme qui a dû lutter pour obtenir quelques maigres avantages diplomatiques et dont la vie sur place fut très difficile car les Turcs le considéraient comme leur ennemi ; il fut fréquemment assigné à résidence et sa sécurité physique fut même menacée. D’autre part, il devait lutter contre les manœuvres des ambassadeurs des nations européennnes ennemies, notamment les Français, avec lesquels il devait néanmoins rivaliser de prestige13. Afin de saisir les intentions de Busbecq, il importe donc d’analyser la relation uploads/Litterature/ seginger-flaubert-tunisia.pdf

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