Archiver ce qui aurait pu avoir lieu Walid Raad et les archives de l’Atlas Grou

Archiver ce qui aurait pu avoir lieu Walid Raad et les archives de l’Atlas Group Stefanie Baumann Résumé L’Atlas Group, un projet de l’artiste libanais Walid Ra’ad, est « dédié à la recherche et la compilation de documents sur l’histoire contemporaine libanaise. L’Atlas Group produit, localise, conserve et étudie des documents visuels, sonores, textuels et autres, qui mettent en lumière l’histoire actuelle du Liban. » Ce projet est ainsi présenté comme une fondation qui génère des archives historiques et qui collecte des traces relevant de la guerre au Liban afin de les mettre à disposition aux chercheurs. Mais, les matériaux sont produits par l’artiste: l’archive est imaginaire, les documents et récits sont inventés, ainsi que le Docteur Fakhouri, le personnage principal, présenté comme étant « le plus renommé des historiens au Liban ». Le spectateur se trouve alors devant un scénario très étrange dans lequel sont détournées les notions de document (qui peut désormais être aussi bien trouvé que produit) et d’histoire (car les situations décrites sont considérées comme « ayant très bien pu avoir eu lieu », l’Atlas Group les traite comme de véritables événement historiques) et qui déplace, mine de rien, tout un dispositif. Au sein de ce projet, la frontière entre fiction et documentaire est complètement estompée: le geste de l’artiste (qui, lui, se présente comme une institution, un « Groupe », interroge ainsi le statut même d’auteur) vise à la déplacer pour poser des questions relatives aux représentations possibles de l’histoire, aux personnes aptes à se charger de son écriture et à l’opération historiographique. «La fiction n’est pas la création d’un monde imaginaire opposé au monde réel. Elle est le travail qui opère des dissensus, qui change les modes de présentation sensible et les formes d’énonciation en changeant les cadres, les échelles ou les rythmes, en construisant des rapports nouveaux entre l’apparence et la réalité, le singulier et le commun, le visible et sa signification1». Jacques Rancière «Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir ‘comment les choses se sont réellement passées’. Cela signifie s’emparer (apoderarse) d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger2». Walter Benjamin «Initié en 1999 et basé à Beyrouth, le projet de l’Atlas Group est dédié à la recherche et a la compilation de documents sur l’histoire contemporaine libanaise. L’Atlas Group produit, localise, conserve et étudie des documents visuels, sonores, textuels et autres, qui mettent en lumière l’histoire actuelle du Liban. Les documents de l’Atlas Group sont conservés au sein de l’Atlas Group Archive, à 1 Jacques Rancière, «Les Paradoxes de l’art politique», in Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008, p. 72. 2 Walter Benjamin, «Sur le concept d’histoire», in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 431. Beyrouth (Liban) et à New York (États-Unis). Ils sont organisés en trois catégories: type A (pour Authored) quand l’auteur est identifié, type FD (pour Found Documents) qui désigne les documents trouvés, type AGP (pour Atlas Group Productions) qui rassemble les productions de l’Atlas Group»3 1 Ceci est une des multiples versions de l’auto-présentation du projet «Atlas Group» de l’artiste libanais Walid Ra’ad. On en trouve d’autres, légèrement différentes, sur son site Internet (www.theatlasgroup.org), dans le cadre de ses présentations4 et expositions, dans les catalogues et le matériel multimédia qui les accompagnent. Ce petit texte informatif y figure noir sur blanc sans accompagnement visuel: de manière sobre et nette, la notice apparaît comme un «simple» renseignement sur le projet. Mais qu’apprend-on au juste en la lisant? Entre œuvre artistique et centre d’archives 2 Avant tout, il est question de l’histoire fondatrice du projet: en marquant un point de départ, une date et un lieu spécifiques, une certaine authenticité lui est conférée. Cependant il existe plusieurs versions de ce texte et ces données peuvent varier selon la situation dans laquelle elles apparaissent: «A des lieux et des temps différents, raconte Walid Ra’ad dans une interview, j’ai appelé l’Atlas Group une fondation imaginaire, une fondation que j’ai créée en 1976 et une fondation créée en 1976 par Maha Traboulsi. Au Liban en 1999, j’ai déclaré ‘L’Atlas Group est une fondation à but non lucratif créée à Beyrouth en 1967’. A New York en 2000 et à Beyrouth en 2002, j’ai déclaré ‘L’Atlas Group est une fondation imaginaire que j’ai créée en 1999’. Je dis des choses différentes dans des lieux différents par rapport à des considérations personnelles, historiques, culturelles et politiques, au vu de la localisation géographique et de ma relation personnelle et professionnelle avec le public et de leurs connaissances des histoires politiques, économiques et culturelles du Liban, des guerres du Liban, du Moyen Orient et de l’art contemporain5». 3 L’artiste ne fait pas un secret du fait que la fondation est inventée, imaginaire et que ses traits sont modulables. L’histoire du projet est, jusqu’à un certain point, adaptée au public; c’est par rapport à lui que l’artiste détermine son statut et son apparence. Ceci rappelle le fameux geste de Marcel Duchamp, qui plaça un urinoir signé par R. Mutt (Fountain, 1917) dans une galerie et le désigna comme ready- made. Ce faisant, il signifiait la position du spectateur en tant qu’élément constitutif de l’œuvre d’art: «Ce sont les REGARDEURS qui font les tableaux6», écrit-il. Il 3 The Atlas Group and Walid Raad, Volume 1: The Truth Will Be Known When The Last Witness Is Dead. Documents from the Fakhouri File in The Atlas Group Archive, Verlag der Buchhandlung Walther König, 2004, p. 9. 4 Ces performances sont des discours proposés par Walid Raad sous forme de présentations PowerPoint. Il y expose et décrit le projet. De plus, des personnes initiées sont placées dans le public pour poser des questions prédéfinies et souvent décalées. 5 Walid Raad dans une interview avec Alain Gilbert in «Walid Raad», Bomb, Fall 2002, p. 40, traduit de l’anglais par l’auteure. 6 Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Paris, Flammarion, 1994, p. 247. mettait aussi en question une multitude d’évidences apparentes par rapport au contexte artistique, à la notion d’auteur et à celle d’œuvre, etc. 4 Face à l’Atlas Group, on se trouve devant un dispositif qui produit des vertiges un peu similaires à ceux provoqués par l’œuvre de Duchamp. Comme ce dernier, Walid Ra’ad n’apparaît pas dans l’œuvre sous son propre nom. A la place de l’auteur- créateur figure un «group». Tel Michel Foucault qui, dans un entretien7, préféra apparaître masqué, demeurer impossible a localiser, Walid Ra’ad se cache derrière un collectif anonyme. Ce dernier renvoie ainsi non seulement a un travail en commun, a une structure quasi-institutionnelle, mais aussi a une activité tout autre qu’artistique, pour rendre floues (borrosas, confusas) les frontières entre création et perception, entre récit et fiction, histoire et art. La part de la fiction et la part du documentaire sont ici mélangées et elles deviennent indiscernables. Tandis que certaines données renvoient à un réel –la situation historique/les guerres au Liban, les lieux géographiques, certains faits historiques évoqués–, d’autres sont complètement inventées ou tellement décalées par rapport à ce qui semble être important qu’elles apparaissent absurdes. Il y a ainsi une sorte de dédoublement du projet et les frontières entre les différentes couches sont vagues: à côté du récit de la fondation nommée «Atlas Group», présentée comme un établissement historique, avec des tâches précises et une histoire qui apparaît à chaque reprise comme authentiquement sérieuse, il y a aussi le projet artistique, l’œuvre d’un seul artiste qui invente une fondation dont les données sont variables, les «documents» fabriqués et prise en charge par un group. 5 Deux temps différents et des contextes hétérogènes s’entrecroisent. Et le spectateur se trouve lui aussi pris dans cette confusion, en ce que sa position à lui est également double. On n’est pas dans la même situation devant une œuvre d’art et dans une institution «officielle»: tandis que dans un lieu d’exposition d’art, on devient spectateur –sitôt entré, on est préparé à cette situation souvent silencieuse, à une réception sensible et intelligible d’œuvres artistiques qui occupent l’espace–, la visite d’une institution telle qu’un centre d’archives demande, elle, à celui qui vient d’avoir une idée de ce qu’il cherche, de savoir consulter des documents, de savoir utiliser cet espace normé et classé selon des critères propres. Tandis que dans un lieu d’art, il y a des œuvres s’inscrivant dans un contexte artistique, dont le statut dépend de l’artiste, du lieu, de l’œuvre même, de la critique etc., on trouve ici des documents officiels, scientifiquement reconnus et classés par une institution de recherches historiques. Or, Walid Ra’ad se réfère dans son projet à ces deux situations à la fois. Dans cette situation où aucune position simple ne peut convenir une fois pour toutes au regardeur, les différentes conditions reflètent des choses disjointes l’une de l’autre, en appelant le spectateur à trouver lui-même une position critique et mobile. Quelle archive? 6 Car si, en première lecture, l’introduction au projet semble simplement informer son lecteur, comme le ferait un cartel, elle affirme en fait des choses contradictoires au vu des concepts qu’elle emploie et de ses contextes. Ainsi, le projet se présente dans un premier uploads/Litterature/ stefanie-baumann-archiver-ce-qui-aurait-pu-avoir-lieu-original.pdf

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