In Jean-Max Noyer et Brigitte Juanals, Technologies de l’Information et intelli

In Jean-Max Noyer et Brigitte Juanals, Technologies de l’Information et intelligences collectives, Editions Hermès Sciences- Lavoisier, 2010 Le carnaval de la nouvelle toile : de l’hégémonie à l’isonomie Bernard Stiegler Pour Hidetaka Ishida 2.1. Peut-on philosopher à la télévision ? En 1985, j’avais proposé au Collège international de philosophie d’organiser un séminaire qui aurait aussi été un programme audiovisuel, et qui aurait eu ce titre : Peut-on philosopher à la télévision ? L’audiovisuel était alors au tout début d’une phase d’intenses transformations. Outre qu’apparaissait la diffusion par câble (qui avait donné lieu en France à un « plan câble »), la possibilité de revoir des objets temporels audiovisuels était encore toute nouvelle. Ce sont les conséquences de cette nouvelle possibilité d’alors que je voulais tout d’abord étudier dans ce séminaire conçu comme une émission de télévision, et dont le principe aurait été la répétition : j’accordais au pouvoir de la répétition une vertu philosophique 1. Les années 1980 furent marquées par la banalisation du magnétoscope dans les foyers des pays industrialisés. Commercialisé pour la première fois en 1954 par RCA, cet appareil resta un instrument professionnel jusque à la fin des années 1970. Puis il constitua l’un des principaux produits d’exportation japonais – faisant la notorité et la fortune de JVC, au point que le gouvernement français de l’époque tenta d’en bloquer la commercialisation. Avant l’apparition du magnétoscope de salon, il était impossible à un amateur de cinéma, par exemple, de voir 1 J’ai également proposé en 2004 au Centre Pompidou un projet reposant sur la répétition, une exposition baptisée La répétition. De la caverne. Il a également été refusé. un film dont la programmation n’aurait pas été décidée par un distributeur en salle, ou par un diffuseur de télévision : l’immense succès populaire de ce nouvel équipement tenait au renversement de cet état de fait au niveau individuel. Vingt ans plus tard, l’apparition de YouTube, de Dailymotion et des serveurs vidéo liquide l’hégémonie du broadcast hertzien et induit une rupture irréversible avec le modèle des industries culturelles dont la domination aura été la caractéristique du XXè siècle : c’est encore et d’abord l’organisation de la diffusion que transforment de nos jours les serveurs vidéos, mais au niveau collectif : broadcast yourself, diffusez-le vous-mêmes, tel est le slogan de YouTube. Le serveur vidéo prend la place de l’émetteur de télévision, et c’est une révolution industrielle qui se joue dans le domaine de ce qu’il ne faut plus appeler les industries culturelles, mais les technologies culturelles. Diffuser soi-même, mais aussi et d’abord, aller chercher soi-même (push media), et bien sûr aussi, produire soi-même : ce que suppose ce yourself, ce self, cet auto, c’est l’existence de fonctions de navigation, indispensables pour accéder aux serveurs, qui sont caractéristiques des technologies culturelles numériques, qui brisent le modèle producteur/consommateur des industries culturelles, et qui développent et systématisent ce que le magnétoscope rendait accessible de façon encore très partielle et embryonnaire. Le magnétoscope permit au grand public d’accéder pour la première fois à des fonctions d’arrêt sur image, de ralenti et de retour en arrière – sinon de navigation à proprement parler – et c’est ce qui me donnait à espérer que cet appareil amorçait le début d’une transformation qui se poursuivrait et s’amplifierait avec les évolutions de la technologie audiovisuelle numérique, dont on annonçait alors la venue prochaine (on évoquait déjà le DVD), et qui modifierait en profondeur, pensais-je, le rapport aux flux temporels audiovisuels 2,[STI 01] [LEB 98] [LIN 00] permettant d’imaginer l’apparition d’un regard plus réflexif et moins consumériste. Cela semblait d’autant plus vraisemblable que JVC et ses homologues japonais – en particulier Sony3 – inondaient également le marché de caméra connectées à des magnétoscopes portables, et non plus de salon, et travaillaient activement au développement des caméscopes, devenus depuis les caméras DV, et dont on trouve désormais les fonctions sur les téléphones portables et les PDA qui banalisent tout à fait la captation d’images animées et généralisent les pratiques d’auto-production, c’est à dire aussi de post-production. Ce que l’on appelait en France, dans les années 1980, la vidéo légère analogique – expression connotant, avec l’image d’une cavalerie de choc (dite aussi « cavalerie légère ») au service d’un combat libérateur, ce qui était arrivé avec la caméra 16 mm et la « nouvelle vague » qui « libéra » le cinéma de l’étouffante dépendance industrielle – est devenu depuis la vidéo numérique ultralégère, qui équipe la plupart des ordinateurs portables de webcams, et qui constitue en cela un terminal de saisie d’input au même titre que le clavier alphanumérique et que le micro qui permet des échanges audio-visuels sur Skype, où l’on voit bien que « l’audiovisuel » change de fonction, et devient proprement fonctionnel et utilitaire tandis que se généralise aussi la nouvelle forme de vidéo lourde que constituent les réseaux de vidéosurveillance. En proposant ce séminaire qui ne vit pas le jour parce qu’il fut évidemment rejeté par les professionnels de la profession, je pensais que la possibilité de la répétition des objets temporels audiovisuels, combinée à l’accès aux instruments de production, permettrait de faire émerger de nouvelles formes de savoir, de nouvelles questions philosophiques, et un rapport aux images animées tout à fait inédit. Je supputais en outre et surtout que ce nouveau rapport aux images pourrait à terme induire de profonds changements dans l’individuation psychosociale, de façon comparable à ce qui était arrivé lorsque l’écriture permit la duplication de la parole, sa considération comparative et discrétisée par tout un chacun, et son autoproduction (dont nous verrons pourquoi elle est aussi une isoproduction) par une collectivité lettrée devenant par là même une polis – formant ainsi un espace et un temps critiques : la politeia à proprement parler, c’est à dire une individuation citoyenne, ainsi qualifiable à la mesure de sa capacité de juger, c’est à dire de critiquer (juger se dit en grec krinein). 2 J’ai analysé les transformations de l’objet temporel audiovisuel par sa numérisation dans La technique et le temps 3. Le temps du cinéma et la question du mal-être, Galilée, 2001, dans Cinéma et dernières technologies, « Les enjeux de la numérisation des objets temporels », sous la direction de Gérard Leblanc et Franck Beaud, INA/De Boeck University, 1998, et dans une postface à un livre de Sylvie Lindeperg, Clio de 5 à 7, CNRS Éditions, 2000, « De quelques nouvelles possibilités historiographiques ». 3 dont la publicité du moment était « J’en ai rêvé, Sony l’a fait ». Ma thèse était que l’écriture alphabétique de la parole et des discours aussi bien que l’enregistrement audiovisuel des perceptions et des modes de vie relèvent d’un même processus, ce que j’ai depuis appelé la grammatisation, en reprenant et en élargissant le concept de Sylvain Auroux. La grammatisation est ce qui permet la discrétisation et la reproduction des flux par lesquels les individus et les groupes humains s’individuent (deviennent ce qu’ils sont) en s’exprimant, en premier lieu à travers leurs paroles, mais aussi à travers leurs gestes, leurs perceptions et leurs émissions de signes aussi bien qu’à travers leurs actions – qui sont elles aussi, secondairement, des émissions de signes et d’informations. La grammatisation permet la spatialisation des flux temporels qui trament une existence, avec l’écriture de la parole aussi bien qu’à travers la reproduction des gestes des travailleurs par le développement du machinisme, puis, avec l’enregistrement du sensible audio-visible, c’est à dire des flux de fréquences sonores et lumineuses, de la perception4, et à travers elle, les représentations du réel passé (leur mémoire5) et les représentations des avenirs possibles (leur imagination6). À partir du XIXè siècle, les processus de grammatisation s’opèrent de plus en plus en relation fonctionnelle avec des réseaux : les objets de l’intuition sont d’abord distribués par réseaux filaires avec le téléphone pour la voix, puis, à partir du XXè siècle, par réseaux hertziens pour la radio, puis pour la télévision, et désormais par réseaux numériques multidirectionnels, hyper-réticulés, liant des objets mobiles en wifi et bientôt en wimax pour tous les objets grammatisés, y compris les gestes cristallisés dans les machines automatisées des ateliers télécommandés et de la téléaction, tandis que les systèmes RFID et les technologies de capteurs et de traçabilité géolocalisée créent des réseaux d’objets eux-mêmes grammatisés qui court-circuitent les sujets dont ils sont les objets7. [STI 86, 08] La grammatisation commence au néolithique avec les premières formes de notations, tout d’abord comme systèmes de numération, puis avec les écritures dites idéogrammatiques. Lorsqu’elle rend possible l’engrammage des flux linguistiques, elle forme la base du processus d’individuation psychique et collective constituant la citoyenneté. L’espace et le temps de la cité, c’est à dire sa géographie et son histoire, disons sa géopolitique, sont critiques à la lettre, c’est à dire ici par la lettre. Comme le souligne Albert Gore dans La raison assiégée8, [GOR 08] cette diacriticité, qui s’étendra mondialement avec l’imprimerie, et notamment en Amérique, et qui ouvre aussi une nouvelle ère de la diachronie tout aussi bien que de la synchronie 9,[STI 09] est fondée sur le savoir largement distribué uploads/Litterature/ stiegler-le-carnaval-de-la-nouvelle-toile.pdf

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