LITTÉRATURES S outenir que la médecine occidentale souffre, au- jourd’hui, de l

LITTÉRATURES S outenir que la médecine occidentale souffre, au- jourd’hui, de l’une des cri- ses majeures de sa jeune histoire relève de l’euphé- misme. Bousculée par une biologie triomphante, trop souvent incapa- ble de gérer les conséquences des progrès majeurs qu’elle a accomplis dans la seconde moitié du siècle pas- sé, tenue pour être directement res- ponsable de l’irrésistible inflation des dépenses de santé, cette même médecine est condamnée à fournir des résultats. En effet, pourquoi tant de progrès affichés si, au total, la guérison n’est pas au rendez- vous ? Ainsi, de plus en plus fré- quemment, la médecine se retrouve traînée devant la justice, nombre de patients et de familles jugeant que l’heure n’est plus à la fatalité mais bien, d’une manière ou d’une autre, à la faute. La même époque somme cette médecine de trouver au plus vite la bonne réponse aux impossibles questions inhérentes à l’acharne- ment thérapeutique et à la fin de la vie. Elle doit aussi faire face à l’émer- gence d’un « droit du patient » et accompagner au mieux l’évolution de la relation thérapeutique mena- cée de devenir une simple relation marchande. Après avoir offert à l’es- pèce humaine les premiers outils véritablement libérateurs qui autori- sent la dissociation entre sexualité et reproduction, elle se découvre responsable de la naissance d’un enfant anormal, dès lors qu’elle avait annoncé qu’il ne naîtrait pas handicapé. Comment ne souffrirait- elle pas de douloureux vertiges ? En France, où la santé publique, le principe de précaution et le ris- que zéro n’ont jamais été si dange- reusement à la mode, le médecin de famille a, définitivement sem- ble-t-il, disparu. Soignants et admi- nistratifs des hôpitaux publics ne savent plus très bien au juste quelle est leur mission. Et, plus largement, tous les symptômes sont là pour pré- dire que – faute d’avoir décidé de former et de rémunérer plus juste- ment les infirmières et médecins – des pans entiers de l’actuel système de distribution des soins vont s’écrouler. Qui se souvient du temps où la psychiatrie et la folie fai- saient débat ? Aujourd’hui, les psy- chiatres sont las et la consomma- tion médicamenteuse de toutes les familles de psychotropes n’a jamais été aussi élevée. Faut-il voir là le nouveau visage, « post-moderne », de la médicalisation de notre société ? Or voici, dans ce trop triste paysa- ge, un bien précieux ouvrage : une somme collective de nature à redon- ner espoir à ceux qui servent – ou s’apprêtent à servir – la médecine, cet art qui se nourrit de multiples sciences. On conseillera aussi ce livre à tous ceux qui, plus simple- ment, s’intéressent d’une manière ou d’une autre au corps humain nor- mal ou pathologique. Titré Diction- naire de la pensée médicale, l’ouvra- ge n’est pas facile à présenter. Il faut ici compter avec le nombre de ses auteurs (deux cents, provenant des disciplines les plus diverses) ainsi qu’avec l’ambitieuse dynamique dans laquelle il s’inscrit : « Faire que les patients acquièrent le sentiment que leurs médecins, au-delà de leur compétence technique, ont une vaste connaissance de la réalité de la condi- tion humaine. » Près de 1 300 pages (attention : ceux qui n’ont pas un œil suffisam- ment affûté devront acquérir l’édi- tion de luxe de préférence à celle dite de poche, tant la police de carac- tère de cette dernière est inhumai- ne) ; 317 entrées ; plus de 1 200 réfé- rences à l’Index nominum. C’est ain- si : pour être fractionné, le plaisir de la lecture gagnera en durée sans jamais perdre en vivacité. Disons, pour simplifier, que ce livre hors du commun fournit avant tout un vaste espace de déambula- tion. Il éclaire patiemment le chemi- nement dans la forêt, si souvent jar- gonneuse, des mots et des concepts dont use la médecine. Mais il ouvre aussi de bien plus larges perspecti- ves s’inscrivant délibérément dans un temps né avec Hippocrate (dénouons, autant que faire se peut, le lien entre le mal et la maladie) pour, courageusement, se projeter dans la compréhension de ce que pourrait être très bientôt une méde- cine doublement assujettie à un consumérisme génétique et à cette forme nouvelle d’eugénisme qui, démocratiquement, s’impose sous nos yeux. « La médecine a été portée au pina- cle par la philosophie du progrès qui a dominé jusqu’il y a peu la pensée occidentale moderne. Elle semblait accréditer, sans contestation possible, l’idée que les progrès de la connais- sance étaient appelés à se traduire immanquablement par un mieux- être du plus grand nombre », avertit le philosophe Dominique Lecourt, professeur à l’université Paris-VII et directeur du centre Georges-Can- guilhem, dans l’avant-propos de cet ouvrage collectif dont il a assuré la direction. Il ajoute : « La philosophie du progrès ne jouit plus aujourd’hui de la même faveur. La médecine a sa part de responsabilité dans ce recul, et elle en subit le contrecoup. La réprobation presque universelle qui a accueilli la perspective du clonage humain n’a fait que porter à son paroxysme un mouvement de défian- ce à l’égard de la recherche en mé- decine ; mouvement amorcé dès les années 1970. » On soutiendrait volontiers que ce mouvement de défiance ne s’est pas nourri de la pratique d’une médeci- ne bénéficiant heureusement des puissants apports de la rationalité au service du diagnostic ; une méde- cine tirant aussi les bénéfices de l’hy- giène publique et du bon sens parta- gé ; une médecine progressant au rythme des acquis de la réanima- tion associés à l’intelligence chirurgi- cale, à la maîtrise de la lutte médica- menteuse contre la douleur et contre les germes pathogènes, bactéries, virus et parasites. L’origine de l’actuelle défiance, puisque défiance en la médecine il y a, impose de chercher ailleurs. Sans doute pour une bonne part dans la toute-puissance annoncée de la génétique et ainsi dans l’émergence d’une médecine qui, dépassant l’acte de soigner ou de guérir, s’auto- rise déjà à prédire les maux humains à venir. Il reste, pour répondre, à ouvrir ce dictionnaire de notre temps. De sévères esprits jugeront que certai- nes de ses « entrées » sont discuta- bles (comment ne le seraient-elles pas ?), que certains textes sont d’iné- gale qualité, que l’on aurait pu, ici ou là, préciser le propos, ajuster le tir, harmoniser l’ensemble. Rien n’est moins certain tant il apparaît que le très large balayage des par- ties enrichit le tout. D’« Acharne- ment thérapeutique » à « Zoono- ses », ce dictionnaire ose bien des choses, à commencer par tenter l’ex- ploration de ces zones grises que sont le chamanisme (Michel Perrin, CNRS, laboratoire d’anthropologie sociale au Collège de France), le pla- cebo (Philippe Pignarre, chargé de cours sur les psychotropes à l’uni- versité Paris-VIII), la médecine du vin (Harry W. Paul, département d’histoire à l’université de Floride), l’Ecole de Montpellier du vitalisme (Guillaume Le Blanc, université Michel-de-Montaigne, Bordeaux). Hasard ou fatalité ? L’entrée « Dossier médical » voisine avec « Dispensaire », « Don d’organe », « Dopage », « Douleur », « Dro- gue » et « Droit ». Dominique Lecourt : « Bref, notre dictionnaire, restituant une histoire foisonnante, voudrait réinsérer la pensée médicale dans la culture générale. Une telle culture devrait assurément être au- jourd’hui celle des médecins et des étudiants en médecine. » Est-ce dire qu’elle ne le fut jamais ? POLICIERS APARTÉ Lumières italiennes LIRE AUSSI ÉCONOMIE ANNIE PROULX LES CRIMES DE L’ACCORDÉON Grasset EN 1766, année de la naissan- ce de Germaine Necker, future M me de Staël, deux Italiens arri- vent à Paris, creuset bouillon- nant d’idées révolutionnaires. L’un d’eux se nomme Cesare Bec- caria, il a 28 ans, et déjà la gloire l’écrase. Protégé par les frères Verri, qui ont fondé la revue mila- naise Caffè, il a publié anonyme- ment, puis en assumant son autorité, un pamphlet contre la peine de mort et l’incohérence des châtiments. Ce brûlot était ce qu’attendaient les encyclopé- distes, qui accueillent le jeune homme comme un héros de la liberté et de la raison. C’est précisément Alessandro, le plus jeune des deux Verri, qui l’accompagne et déchante. Car Beccaria, nostalgique et obsédé par la jalousie (il a laissé sa jeune femme seule à Milan), reçoit dis- traitement les hommages fran- çais et rentre au bout de deux mois, vaincu par la mélancolie. Alessandro, lui, reste et décrit, émerveillé, à l’intention de son frère Pietro (1), la vie dans les salons, les théâtres et les lieux publics, à Paris, puis à Londres. René de Ceccatty Lire la suite page X (1) Voyage à Paris et à Londres, de Pietro et Alessandro Verri. Traduit de l’italien et annoté par Monique Baccelli, préfacé par Michel Delon, éd. Laurence Teper (108, avenue Félix Faure, 751015 Paris), 448 p., 22,50 ¤. Voyage dans la pensée médicale Le dictionnaire dirigé par Dominique Lecourt constitue un outil hors du commun pour comprendre les enjeux d’une médecine confrontée, dans le même temps, à ses succès et à une défiance de plus en plus marquée Alamo de la uploads/Litterature/ sup-livres-040212.pdf

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