LE PEUPLE ET SON ORACLE. UNE ANALYSE DU POPULISME SAVANT À PARTIR DE MICHELET F
LE PEUPLE ET SON ORACLE. UNE ANALYSE DU POPULISME SAVANT À PARTIR DE MICHELET Federico Tarragoni Armand Colin | « Romantisme » 2015/4 n° 170 | pages 113 à 126 ISSN 0048-8593 ISBN 9782200930172 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-romantisme-2015-4-page-113.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Dans ses usages de sens commun, il désigne une manière d’en appeler au peuple, en flattant ses « bas instincts » et en gagnant ses faveurs à travers l’illusion, la séduction, la démagogie. Cette définition du populisme, qui plonge ses racines dans la définition du « sophiste-démagogue » de Platon et Aristote, a d’ailleurs conduit de nombreux chercheurs à lui récuser tout droit de cité dans l’univers savant1. Une manière de reconstruire le concept est pourtant de revenir à sa « source » génétique : à savoir de répertorier l’univers idéologique, l’ensemble des discours ou des expériences politiques dans lesquels il a trouvé son origine au XIXe siècle, avant son apparition « officielle » dans la langue française avec le Manifeste du Roman populiste de Thérive et Lemonnier2 (1929). Cette opération permet de reconstruire un concept qui « veut tout dire » aujourd’hui, en l’assignant clairement à un contexte social et historique d’émergence. Le sociologue qui parcourt l’histoire de l’idée (ou de l’idéologie) populiste se trouve ainsi confronté à un dilemme. Si un certain nombre d’expériences politiques peuvent clairement être référées à l’idéologie populiste, comme le mouvement des fermiers (Grangers) étatsuniens dans les années 1890 ou le péronisme argentin un demi-siècle plus tard3, son fond génétique doit davantage à l’effort d’un ensemble d’intellectuels romantiques russes et européens d’« aller vers le peuple » dans les années 1840-1880. L’une des formes élémentaires du populisme politique serait donc le « populisme savant » : de ce point de vue, le populisme russe (narodnischestvo), seule manifestation historique du phénomène qui fait l’objet d’un certain consensus, constituerait la première jonction, dans l’histoire contemporaine, entre un « populisme des intellectuels » et un « mouvement politique populiste » assis sur la paysannerie. 1. Pierre-André Taguieff, « Le populisme et la science politique », dans Les Populismes, Jean-Pierre Roux (dir.), Paris, Perrin, 2007, p. 17-60. 2. Marie-Anne Paveau, « Populisme : itinéraires discursifs d’un mot voyageur », Critique, 2012, n° 776-77, p. 75-84. 3. Guy Hermet, Les Populismes dans le monde. Une histoire sociologique XIXe-XXe siècle, Paris, Fayard, 2001, p. 167-247. rticle on line rticle on line Romantisme, n° 170 (2015-4) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.54.172.124 - 26/11/2019 17:19 - © Armand Colin Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.54.172.124 - 26/11/2019 17:19 - © Armand Colin 114 Varia Federico Tarragoni En France, c’est Le Peuple (1846-7) de Michelet4 qui accomplit une opération similaire5. Tout en proposant une analyse « sociologique » avant l’heure des classes, des rapports sociaux et des formes de domination6, Le Peuple est entièrement centré sur les modes d’existence de la partie « la plus méconnue » et pourtant la « plus importante » de la société française contemporaine. Ce peuple méconnu est l’objet du voyage intellectuel de l’historien : en se rendant dans ses lieux d’existence, en en répertoriant les passions et les élans, les désirs et les utopies, Michelet souhaite contribuer à la production d’un peuple politique. En d’autres termes, approfondir, à travers les logiques du savoir, la marche de la démocratie. Pour ce faire, il ne cesse de se confronter à deux questions cruciales : « Qu’est-ce qu’un peuple ? » et « Qu’est-ce que veut dire parler du peuple en histoire ? » Face à cet objet insaisissable et vertigineux qu’est le peuple, le savant n’a de cesse de se remettre en question, de se repositionner en tant que porteur d’un savoir. Trois peuples apparaissent dès lors clairement : un peuple interlocuteur du texte, impliquant une transformation profonde de l’historien en tant que porteur neutre d’un savoir ; un peuple social et empirique, où l’historien se fait éclaireur des structures de domination, des sociabilités et des éthoï traversant le monde social ; un peuple politique et émancipé enfin, qui n’apparaît qu’à la condition de changer le regard savant sur les dominés et d’appeler à la constitution d’un sujet politique. Ces éléments permettent de situer Le Peuple dans l’horizon d’un « populisme savant » au milieu du XIXe siècle et de réfléchir, par-là, aux rapports ambivalents qu’entretient le peuple politique avec la démocratie, largement impensables aujourd’hui. 4. Jules Michelet, Le Peuple, Paris, GF-Flammarion, 1974 [1846]. 5. Il importe de souligner, en ce sens, que Michelet ne lut pas les narodniki avant 1850-1851, période à laquelle, suite à sa rencontre avec Herzen, il se familiarisa avec la littérature populiste dont il décria par ailleurs le mythe du « communisme agrairien ». Voir Michel Cadot, « Les amitiés polonaises, russes et roumaines de Michelet », Cahiers Romantiques, 2001, n° 6, p. 139-141. 6. Précisons d’emblée la signification de ce statut de « précurseur » de Michelet pour la sociologie. Écrit un demi-siècle avant la naissance de la méthode sociologique sous la plume de Durkheim, Le Peuple n’adopte, malgré l’évocation d’une « enquête sur le vif » dans la Préface adressée à Quinet (p. 59), aucune méthode d’enquête, ni monographique, ni statistique, que l’on pourrait référer à la sociologie. Cependant, de nombreux passages que l’historien consacre à la stratification de la société française contemporaine, aux conduites de vie propres aux différentes classes, aux rapports de domination qui les structurent, aux processus de longue durée qui font évoluer les cadres mentaux et culturels, relèvent étroitement de la démarche sociologique. Comme chez son contemporain A. de Tocqueville, les classes, les groupes ou les individus auxquels l’historien donne la parole, entre Le Peuple et l’Histoire de la Révolution française dont le chantier l’occupera immédiatement après, ne sont pas des « monades » suspendues dans le ciel des idées. Leur agir est socialement produit, en ce sens qu’il est incompréhensible en dehors d’une analyse, indissociablement sociographique et morale, de l’évolution de la société. La méthode que nous suivrons pour le démontrer croisera ainsi l’histoire de la pensée sociologique et l’approche socio-critique des textes littéraires développée par Philippe Hamon dans son « Avant-propos », au Peuple parisien au XIXe siècle entre sciences et fictions (Nathalie Preiss, Jean-Marie Privat, Jean-Claude Yon (dir.), Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2013, p. 13-20). Des compléments sur la nécessité d’une approche interdisciplinaire pour saisir les catégories politiques traversant Le Peuple, se trouvent dans le Dossier « Comment lire Le Peuple ? » (dir. Paule Petitier), Textuel, 2005, n° 47. 2015-4 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.54.172.124 - 26/11/2019 17:19 - © Armand Colin Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.54.172.124 - 26/11/2019 17:19 - © Armand Colin Le peuple et son oracle 115 LE PEUPLE INTERLOCUTEUR Comme le dit Michelet au début du Peuple, toute étude sérieuse du peuple ne peut être que le produit d’une transformation intérieure de l’observateur et du narrateur, d’une sorte de metanoia. Cette metanoia, qui émancipe le savant de la carcasse froide du savoir, de l’objectivité sans vie des faits historiques compilés et répertoriés dans les statistiques, est la condition pour approcher le vrai contenu du peuple, et donc pour l’émanciper de ses tutelles sociales. Dans le dialogue entre l’historien et le peuple, on assiste ainsi à une double émancipation : celle de l’historien qui s’émancipe du savoir et celle du peuple qui s’émancipe à travers le savoir7. Pour un « fils du peuple » comme Michelet, la metanoia, la transformation intérieure propédeutique à l’étude du « vrai peuple », commence par la remémoration. Aussi l’historien doit-il se faire écho, à son corps défendant, des « souffrances, des travaux », bref « de la vie » du peuple, en s’écoutant soi-même8. L’activité de remémoration, qui emprunte dans la Préface adressée à Quinet la forme d’une autobiographie intellectuelle9, permet également de questionner le rôle du savant en tant que porte-parole du peuple10. Si le savant peut parler du peuple, c’est que son uploads/Litterature/ tarragoni-f-le-peuple-et-son-oracle-une-analyse-du-populisme-savant-a-partir-de-michelet.pdf
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- Publié le Mar 31, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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