Terrain Anthropologie & sciences humaines 61 | 2013 Rires Pierre Clastres et la

Terrain Anthropologie & sciences humaines 61 | 2013 Rires Pierre Clastres et la dérision du pouvoir chez les Indiens : un commentaire Anne-Christine Taylor Édition électronique URL : http://terrain.revues.org/15203 DOI : 10.4000/terrain.15203 ISSN : 1777-5450 Éditeur Association Terrain Édition imprimée Date de publication : 4 septembre 2013 Pagination : 114-121 ISBN : 978-27351-1614-0 ISSN : 0760-5668 Ce document vous est offert par Centre national de la recherche scientifique (CNRS) Référence électronique Anne-Christine Taylor, « Pierre Clastres et la dérision du pouvoir chez les Indiens : un commentaire », Terrain [En ligne], 61 | septembre 2013, mis en ligne le 04 septembre 2013, consulté le 02 mai 2017. URL : http://terrain.revues.org/15203 ; DOI : 10.4000/terrain.15203 Terrain est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. Pierre Clastres a fait paraître l’article qui pré- cède dans la revue Les Temps modernes en 1967 et l’a repris au chapitre six de son ouvrage La Société contre l’État, paru en 1974. Il y traite de mythes racontés par les Indiens Chulupi du Chaco paraguayen, un groupe jadis dénommé Ashuslay et plus connu aujourd’hui sous leur autodénomination de Nivaclé. Les Nivaclé, plus généralement les groupes du Chaco occupant la zone frontalière entre le Paraguay et l’Argentine, le long du fleuve Pilcomayo, constituent le troisième ensemble culturel amérindien – après celui des Guayaki-Aché et celui des Guarani Chiripa et Mbya – sur lequel s’est appuyée la réflexion de Pierre Clastres, en particulier à propos de la fonction de la guerre comme mécanisme inhibant l’émergence de la différenciation sociale et du pouvoir institutionnalisés chez les « Sauvages » – entendez les Amérindiens. L’ethnologue a effec- tué deux missions chez ces Indiens, la première de juin à octobre 1966, la seconde de juin à septembre 1968. Les matériaux recueillis lors de ces séjours et les idées qu’ils inspirèrent à l’auteur ont nourri, outre l’article présenté dans ce numéro, plusieurs publications marquantes1. L’article de Clastres dans son temps Certains lecteurs jugeront daté le texte reproduit ici, à la fois par sa rhétorique – déclamatoire plus que démonstrative – et par les libertés qu’il prend avec l’exigence de rigueur ethnographique. Mais il ne faut pas sous-estimer ce qu’il avait de surprenant – voire de détonnant – dans le contexte de l’ethnologie française des années 1960, pas plus que la charge critique dont il était et reste porteur. En 1967, le structuralisme et sa méthode d’analyse règnent en maître sur l’ethnologie, en particulier dans l’américanisme et dans le traitement du mythe (Claude Lévi-Strauss, rappelons-le, a publié le premier volume des Mythologiques en 1964). Cette forme d’analyse visait à mettre en évidence les codes sous-jacents à la trame du récit et à ses péripéties, puis à mettre en relation ce langage symbolique inconscient avec les problèmes ou les contradictions soulevées par les choix d’organisation sociale et idéologique propres à chaque société. Étant entendu que les mythes se pensent eux-mêmes, les questions relatives aux conditions d’énonciation des mythes – qui les racontait, qui les écoutait et de quelle manière – Pierre Clastres et la dérision du pouvoir chez les Indiens : un commentaire Anne-Christine Taylor cnrs / Musée du quai Branly act@quaibranly.fr Terrain 61 | septembre 2013, pp. 114-121 Un Indien du Chaco paraguayen orné de peintures et de duvet de vautour pour un rituel de guérison, 1969. (photo Collège de France / LAS / Fonds archives photographiques) RIRES 116 de toutes façons contraint de se priver la plupart du temps ? Or, sans remettre ouvertement en question l’approche structuraliste du mythe, Clastres s’en écarte ici de manière très nette en abordant le récit mythique non comme un système de codes mais bien comme une pratique d’énonciation, autrement dit comme une forme d’action sociale. Les Chulupi racontent les deux mythes considérés dans l’article pour (se) faire rire, et il importe donc de savoir pourquoi cet effet est recherché et comment il est atteint. Mieux – ou pire, du point de vue de l’orthodoxie structuraliste –, Clastres prend au sérieux le sens qu’ont ces mythes pour les Indiens, et surtout le sens qu’a ce étaient écartées par principe, car jugées sans pertinence pour la mise au jour et le décodage des registres sémiotiques mobilisés dans ce type de récits. Aussi, s’interroger, comme le fait Clastres ici, sur la façon dont les Indiens entendaient une narration mythique et y réagissaient, et donc sur la signification qu’elle avait pour eux, apparaissait comme une interrogation excentrique, non dénuée de provocation. Lévi-Strauss n’avait-il pas dit que la saisie du sens qu’avaient les mythes pour ceux qui les produisaient était un « luxe » dont l’ethnologue pouvait se passer pour les besoins de son analyse, et dont il était 1. Notamment un essai intitulé « Malheur du guerrier sauvage », publié dans la deuxième livraison de la revue Libre en 1977 et repris dans les Recherches d’anthropologie politique (Clastres 1980). Le corpus de mythes recueillis par Clastres chez les Chulupi-Nivaclé, une partie de ses notes de terrain et des récits de guerre ont été réunis ultérieurement par Michel Cartry et Hélène Clastres dans un ouvrage intitulé Mythologie des Indiens Chulupi (Clastres 1992). 2. Voir par exemple le recueil édité par Jean‑Loup Amselle (1979) et la réponse de Clastres (1978). sens pour nous : le rire des Sauvages dit quelque chose qui concerne les Occidentaux modernes. Qu’en dépit de son caractère en apparence très ethnographique l’auteur ait choisi de publier cet essai dans Les Temps modernes, plutôt que dans L’Homme (où Clastres publiait par ailleurs, la même année, un article sur la vie sociale des Guayaki, un hommage à Alfred Métraux, et un rapport sur sa mission au Paraguay et au Brésil) ou dans le Journal de la Société des américanistes, est à cet égard significatif : loin d’être un simple divertissement exotique, une sorte de pastiche d’étude ethnologique sur un objet inattendu et habituellement négligé par les chercheurs, a fortiori une analyse scientifique de la variabilité culturelle des expressions du comique, l’article vise à remettre en question l’évidence de notre propre rapport à l’exercice du pouvoir, à suggérer même que c’est de lui que rient les Indiens. Les philosophes du politique ne s’y sont pas trompés, qui l’ont accueilli avec intérêt – spécialement ceux qui, tels Marcel Gauchet, Claude Lefort, Cornelius Castoriadis et d’autres, souvent proches de la mouvance « Socialisme ou barbarie », cherchaient à développer une analyse critique quoique ancrée à gauche du marxisme dogmatique de ces années-là. Par contraste, les ethnologues de l’époque s’agaçaient parfois de l’attitude cavalière de Clastres vis-à-vis de la précision ethnographique, de son dédain pour le travail de la preuve et des généralisations outrancières qu’il se permettait2. Hétérodoxe par rapport aux habitudes intellectuelles des anthropologues contemporains Pierre Clastres sur le terrain. (photo Collège de France / LAS / Fonds archives photographiques) Pierre Clastres et la dérision du pouvoir chez les Indiens : un commentaire 117 de l’auteur, le texte s’inscrit pourtant dans une tradition de pensée héritée de la Renaissance consistant à faire jouer aux mœurs des peuples exotiques le rôle d’un miroir des préjugés européens – tradition dont Clastres, comme on sait, s’est très explicitement réclamé. De ce point de vue, il est précurseur d’une veine de réflexion anthropologique illustrée avec éclat aujourd’hui par des figures telles que Joanna Overing, Tim Ingold, Eduardo Viveiros de Castro et Martin Holbraad, qui ont pour point commun de regarder les données ethnographiques comme l’expression d’une épistémologie, voire d’une métaphysique indigène utilisée en tant qu’arme critique pour mettre à nu les linéaments de notre propre univers culturel. Ces auteurs s’écartent cependant de la voie suivie par Clastres en faisant émerger la charge critique inhérente aux matériaux ethnographiques d’une utilisation rigoureuse des méthodes d’analyse propres à l’ethnologie ; ils visent à « anthropologiser » la philosophie (et réciproquement), au lieu d’invoquer l’ethnographie comme un prétexte à philosopher. L’œuvre de Clastres se situe à la charnière de ces deux façons distinctes de conjuguer ethnologie et réflexion d’ordre philosophique. Le chamane grivois et le jaguar idiot, deux mythes chulupi Venons-en à la substance de l’article. À première vue, l’effet comique des deux mythes chulupi rapportés par Clastres n’a rien de mystérieux. Ces récits déroulent les aventures à la fois burlesques et paillardes de per- sonnages engagés dans une quête pour l’acquisition de pouvoirs ou de moyens d’action dont ils sont pri- vés, quête marquée par une série d’épreuves qu’à chaque épisode ils échouent à surmonter en raison de leur idiotie et de leur maladresse. Le premier récit a pour héros un chamane (ou plutôt un groupe de chamanes) que la gloutonnerie et l’incontinence sexuelle entraînent dans une suite de mésaventures ridi- cules ; le second traite d’un jaguar qui, par excès de confiance dans les propos de ses interlocuteurs, se laisse berner par tous les animaux dont il essaie d’imiter le comportement (jouer, voler dans les airs, manger tel aliment, etc.). Que ces récits – surtout le premier – fassent rire les Indiens, on le comprend aisément : leur tru- culence, entre grand-guignol et uploads/Litterature/ taylor-pierre-clastres-et-la-derision-du-pouvoir-chez-les-indiens.pdf

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