Réflexions sur le polythéisme romain au prisme d’une petite divinité : Rumina,
Réflexions sur le polythéisme romain au prisme d’une petite divinité : Rumina, la déesse de la mamelle allaitante Francesca Prescendi p. 153-164 TEXTE NOTES AUTEUR TEXTE INTÉGRAL • 1 Je remercie M. Bettini et les doctorant·e·s du centre d’Anthropologie du monde Antique (AMA) de S (...) 1En étudiant le mythe de la naissance de Romulus et Rémus, on rencontre la déesse Rumina, qui, sans agir directement, y est présente, comme nous le verrons, à travers la figure du figuier Ruminalis1. Si l’exercice consistant à retracer les contours d’une figure mal connue du panthéon, telle Rumina, peut être méritoire en lui-même, il l’est d’autant plus quand il permet de mieux comprendre la façon dont les divinités peuvent être récupérées et intégrées dans le cadre de la construction d’un passé idéalisé. Commençons à analyser les informations contenues dans les textes littéraires, qui constituent les seuls matériaux disponibles. À ma connaissance, en effet, Rumina n’est pas mentionnée dans des inscriptions ni représentée sur des images. Le nom • 2 Perfigli 2004, 95-96. • 3 Leumann 1944, 129-151. • 4 Oniga 1988, 99 sq. 2Pour comprendre le nom Rumina, nous suivons l’analyse de M. Perfigli2, établie sur la base des études de M. Leumann3 et de R. Oniga4. La terminaison –ia ou –ina, typique des noms des déesses, est employée pour former l’abstrait en partant des noms ou des verbes communs. La déesse Paventia ou Paventina par exemple indique l’état mental lié au pauor (“crainte”) ; Libentina serait dérivée du verbe libere (“ressentir du plaisir”) et Potina du verbe potare (“boire”) ; Cloacina peut s’expliquer comme étant la déesse liée à l’opération de “nettoyer” (cloare ou cluere) ou de la cloaca (“égout”) et Lucina, celle qui mène les enfants à la lumière, dérive de lux (“lumière”) ou de lucus (“clairière”). Parmi ces divinités, affirme Perfigli, il y a aussi Cunina et Rumina qui constituent un groupe à part parce que leur nom indique plus précisément le lieu où se déroule l’action : Cunina agit sur le berceau (cuna) et Rumina agit sur la mamelle (ruma). • 5 Varro, rust., 2.1.20 : tertia res est, <in> nutricatu quae obseruari oporteat, in quo quot diebus mat</in> (...) • 6 En sortant du domaine de l’élevage, nous trouvons (Catull. 16.1 et 28.10) un autre verbe composé, (...) 3J’ai poursuivi mes recherches sur la piste indiquée par Perfigli autour du substantif ruma de la première déclinaison, ou rumis, - is, plus archaïque, de la troisième déclinaison, l’une et l’autre formes étant synonymes de mamma. Ce terme était déjà désuet à l’époque de Varron, comme nous le constatons dans un passage de l’auteur sur l’élevage des agneaux : “car rumis est, à mon avis (ut opinor), la mamelle selon un ancien mot (antiquo enim uocabulo)”5. Les seules attestations présentes en latin classique sont des composés – comme l’adjectif subrumis ou le verbe subrumor, présents dans des passages qui parlent d’agneaux ou de cabris allaités – et l’adjectif ruminalis qui semble indiquer des animaux de lait6. Il s’agit donc de termes qui se réfèrent au domaine de l’élevage. • 7 Wissowa 1912, 242. • 8 Sur cette gens et sur Romulus comme nom propre, voir aussi de Simone 2006. • 9 Schultze 1991. • 10 CIL, VI, 566 : Remureine. • 11 Aronen 1999, “Remona”. 4La piste ici suggérée pour interpréter le nom de la déesse pourrait être mise en concurrence avec d’autres interprétations. G. Wissowa7, par exemple, établit un lien entre le nom de la déesse et celui d’une gens étrusque, les Ruma, qui aurait été importante aux origines de Rome8. Pour expliquer cette hypothèse, il se réfère lui aussi aux études sur les noms propres latins, menées par W. Schulze9, et tire profit de la comparaison avec Remurina, une déesse à laquelle une inscription est dédiée sur le Palatin10. G. Wissowa, suivi récemment par J. Aronen11, suppose un lien entre Remurina et Rémus et l’oppose à un hypothétique couple formé par Rumina et Romulus. Cette construction me paraît cependant fragile et le lien entre les deux déesses et les jumeaux royaux loin d’être démontré. • 12 Wissowa 1912, 29. • 13 Cf. Glassner 2017 et Rendu-Loisel, à paraître. Je remercie A.- C. Rendu-Loisel d’avoir discuté ave (...) 5Une autre piste explicative pourrait être celle qui conduit vers le toponyme du Tibre, Rumon, attesté par Servius (Commentaire à l’Énéide, 8.63 et 90). Rumina serait ainsi une divinité portant le nom d’un lieu, phénomène connu pour d’autres divinités romaines (voir par exemple Palatua qui tire son nom du Palatin12) et certainement dans d’autres régions de la Méditerranée antique (Grèce, Proche-Orient13). Dans le cas de Rumina, cependant, cette hypothèse n’est pas suggérée par les documents antiques. • 14 Lors de mes recherches linguistiques sur ce terme, je me suis aperçue cependant d’une aporie : la (...) 6En définitive, la piste selon laquelle Rumina est la divinité de la ruma n’est pas seulement la plus probable, mais aussi la plus intéressante parce qu’elle est proposée par les auteurs anciens et nous permet d’appréhender leur manière de concevoir la divinité14. Lieu de culte • 15 Plut., quaest. Rom., 57 (trad. J. Boulogne, Paris, 2002, modifiée). 7Pour avancer dans la connaissance de la déesse, nous devrions établir la localisation de son culte, ce qui nous permettrait de connaître son réseau de contacts de proximité spatiale. Nous n’avons malheureusement pas d’informations sur cet emplacement, mais un passage de Plutarque15, dans lequel l’auteur s’interroge sur la signification du nom de la ficus Ruminalis, réunit cependant un nombre important d’autres éléments : “∆ιὰ τί τῇ Ῥουµίνῃ θύουσαι γάλα κατασπένδουσι τῶν ἱερῶν, οἶνον δ᾿ οὐ προσφέρουσιν ;” Ἢ ῥοῦµαν Λατῖνοι τὴν θηλὴν καλοῦσι, καὶ Ῥουµινᾶλιν ὀνοµασθῆναι λέγουσιν, παρ᾿ ὅσον ἡ λύκαινα τῷ Ῥωµύλῳ τὴν θηλὴν παρέσχεν ; ὥσπερ οὖν ἡµεῖς τὰς τρεφούσας τὰ παιδία γάλακτι θηλονὰς ἀπὸ τῆς θηλῆς καλοῦµεν, οὕτως ἡ Ῥουµῖνα θηλώ τις οὖσα καὶ τιθήνη καὶ κουροτρόφος οὐ προσίεται τὸν ἄκρατον ὡς βλαβερὸν ὄντα τοῖς νηπίοις. • 16 L’expression tà hiérà sera discutée plus tard. “Pourquoi quand les femmes sacrifient à Rumina versent-elles du lait sur les victimes16, mais ne présentent-elles pas du vin ?” Est-ce, entre autres raisons, que les Latins appellent le sein ruma et qu’à leurs dires le Ruminalis n’a reçu son nom que par rapport à l’allaitement de Romulus par la louve ? De même que nous appelons nourrices (thelonaì) celles qui donnent leur lait aux tout petits, à partir du mot “sein” (thèlè), de même Rumina, qui allaite et qui veille à la croissance des jeunes enfants, n’admet pas le vin pur, car il est nocif pour les bébés. • 17 Varro, rust., 2.11.5 (trad. C. Guiraud, Paris, 1985). 8Pour comprendre ce passage, il faut tenir compte du fait que Plutarque part du lien étymologique entre Rumina et Ruminalis, considérés l’un et l’autre comme dérivés de ruma. Cependant, il est aussi possible que ce figuier rappelle, selon Plutarque, celui qui se trouvait dans le sanctuaire de Rumina. Varron17 rapporte en effet que dans ce sanctuaire un figuier avait été planté par les bergers : Non negarim, inquam, ideo aput diuae Ruminae sacellum a pastoribus satam ficum. Je soutiendrais volontiers, dis-je, que c’est pour cette raison que les bergers ont planté un figuier près du petit sanctuaire de la déesse Rumina. • 18 Varro, ling., 5.54 ; Ov., fast., 2. 387-412 ; Plin., hist., 15.77. • 19 Pseudo-Aurelius Victor, Origo gentis romanae 20.3. Pour l’explication de cette localisation ambig (...) 9On peut imaginer que les auteurs anciens faisaient un renvoi d’un figuier à l’autre : la ficus Ruminalis présente dans les scènes d’allaitement des jumeaux constituait une allusion à l’arbre du sanctuaire de la déesse sous la protection de laquelle l’allaitement se déroule. Cependant cette piste ne permet pas d’affirmer qu’il s’agit du même arbre ni, donc, de localiser le sanctuaire de Rumina près du Comitium18 ou du Lupercal19 – les endroits où se trouve, selon la tradition, le figuier Ruminalis. • 20 Varro, rust., 2.11.4 parle de la fabrication du fromage, qui résulte du lait auquel on ajoute soi (...) 10Dans le passage20 cité précédemment, où Varron fait référence à l’arbre planté par les bergers, l’auteur donne la raison du choix de l’arbre. Il explique en effet que les bergers ont planté un figuier en raison du rôle important que son suc, autrement dit “lait” (lac), joue dans la fabrication du fromage. Le suc mélangé au lait provoque en effet le processus de coagulation. Cet arbre renvoie donc non seulement au domaine pastoral, mais aussi à celui du travail qui s’effectue à partir des produits laitiers. 11Rumina est une divinité liée au monde pastoral, honorée dans un sanctuaire qu’on imagine archaïque, modeste et fréquenté par les femmes et les bergers. Si nous ne pouvons rien affirmer sur l’emplacement du lieu de culte, les affinités entre son figuier et le figuier Ruminalis, ainsi que son caractère pastoral, situent toutefois la déesse dans l’imaginaire des origines de la civilisation et donc aussi au cœur de l’espace de la Rome la plus ancienne. Les offrandes • 21 Varro, rust., 2.11.5 (trad. C. Guiraud, uploads/Litterature/ reflexions-sur-le-polytheisme-romain-au-prisme05.pdf
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- Publié le Nov 29, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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