THÈSES DE SOCIOLOGIE ET ROMANS À THÈSE Michel Villette* Résumé: Les marqueurs r

THÈSES DE SOCIOLOGIE ET ROMANS À THÈSE Michel Villette* Résumé: Les marqueurs rhétoriques de la “scientificité” des discours sociologiques sont-ils spécifiques? Pour aborder cette question sensible, partons d’un tableau des procédés rhétoriques couramment employés en Sociologie. Déduisons- en les caractéristiques génériques du genre «écrit sociologique». Comparons ce genre à un genre littéraire à la fois proche et distinct: le roman à thèse (un genre mineur, très pratiqué en France au début du XXe siècle et illustré notamment par Charles Mauras et Paul Bourget). Les parallèles sont troublants. Mais alors, si la différence entre thèse de sociologie et roman à thèse n’est pas marquée dans le texte, ne faut-il pas chercher ailleurs la “scientificité”, dans les fragiles conditions de la production et de la réception savante: débat sur l’interprétation et critique des sources? Encore faut-il que ces conditions se trouvent remplies, ce qui n’est pas si fréquent. Mots-clés: Sociologie, roman à thèse, genre littéraire, rhétoriques, scientificité. Une fois, on m’a invité à donner une conférence devant un vaste auditoire; elle devait commencer à vingt heures. Schelling (1980, p. 17) * Professeur de Sociologie à l’École Nationale Supérieure des Industries Alimentaires et à l’École Doctorale Entreprise, Travail, Emploi. Il a été cadre au groupe Danone, consultant à Eurequip, directeur d’études à l’Institut Entreprise et Personnel et professeur associé à l’ESCP. Il a publié L’Homme qui croyait au management (Seuil, 1988), L’Art du Stage en Entreprise (La Découverte, 1994, 1999), Le Manager Jetable (La Découverte, 1996). Ses travaux actuels portent sur les pratiques des hommes d’affaires. Adresses: ENSIA, 1 avenue des olympiades 91744 Massy Cedex. Courrier électronique: villette@ensia.inra.fr Artigo recebido em 16 de mai. 2003; aprovado em 30 ago. 2003 Sociedade e Estado, Brasília, v. 17, n. 2, p.541-560, jul./dez. 2002 542 Michel Villete Sociedade e Estado, Brasília, v. 17, n. 2, p. 541-560, jul./dez. 2002 Sa femme (dont le père est gardien de la paix et la mère vendeuse dans un grand magasin) à 26 ans, elle est secrétaire à la Régie Renault depuis cinq ans. Bourdieu (1979, p. 384) Par exemple, s’il suit l’étiquette, un homme ne devrait pas inviter trop tôt une jeune fille pour le réveillon du Nouvel An, de peur que celle-ci n’ait de la peine à trouver un prétexte honorable pour refuser. Goffman (1974, p. 29) Jusqu’à nos jours, l’empereur-pontife de Chine est resté un faiseur de pluie car, tout au moins dans la Chine du Nord, les incertitudes météorologiques revêtaient plus d’importance encore que les installations d’irrigation, aussi grand que soit le poids de celles-ci. Weber (1971, p. 472) Quel est le statut du récit dans les textes de sciences sociales? En quoi contribue-t-il à faire du discours sociologique un discours « scientifique »? Tantôt, il semble que la documentation empirique joue un simple rôle d’illustration des thèses avancées. Elle remplit alors la même fonction rhétorique que l’exemplum aristotélicien, la fable d’Esope ou la parabole évangélique. Tantôt, au contraire, les narrations, les extraits de conversation ou les dénombrements semblent être des résumés fidèles d’un compte rendu d’observation analogue au cahier d’expérience du biochimiste: à la fois source d’invention et élément de preuve, référent d’analyse issu d’une confrontation serrée et sérieuse avec le réel. On peut alors être tenté d’attribuer au texte un statut “scientifique” au sens où l’on n’hésite pas à employer ce terme, en dépit des équivoques qu’il recouvre, dans les sciences physiques ou les sciences de la vie (Latour & Fabri, 1977; Latour & Woolgar, 1979). Considérez les descriptions empiriques (qu’elles soient chiffrées ou littéraires) comme des éléments ayant pour fonction la persuasion ou l’illustration pédagogique: la Sociologie devient aussitôt une branche de la rhétorique. L’art du sociologue est de faire advenir et de rendre crédible une représentation de la vie en société. Il emploie pour ce faire toutes sortes de moyens d’influence et, parmi ceux-ci, des procédés rhétoriques analogues à ceux des hommes politiques, des avocats, des prédicateurs et des auteurs de romans. 543 Thèses de sociologie et romans à thèse Sociedade e Estado, Brasília, v. 17, n. 2, p. 541-560, jul./dez. 2002 Acceptez de considérer les mêmes descriptions comme des comptes rendus d’expérience fidèles, précis, exacts, complets, susceptibles de démentir telle ou telle théorie savante comme de l’illustrer; exigez la production de documents à l’appui, de preuves susceptibles de vérification, et la Sociologie devient une science empirique comme les autres, avec ses expériences, ses débats sur la différence entre faits et artefacts, ses fraudes, etc. Pour montrer que la rhétorique d’exposition des résultats de recherche (dans des articles ou des livres) est insuffisante en elle- même pour caractériser comme « scientifique » le texte du sociologue, (et plus sérieusement, pour suggérer que la transgression raisonnée de certains aspects de cette rhétorique serait parfois de nature à accroître la scientificité du propos), on s’est attaché ici à comparer deux genres dont l’un relève de la littérature et l’autre de la science: le roman à thèse et l’article de Sociologie. On part d’une grille de lecture des procédés rhétoriques couramment employés dans la littérature sociologique standard proposée par Joe Gusfield (1987). On en déduit un ensemble de caractéristiques génériques du genre « écrit sociologique ». On compare ces caractéristiques avec celles d’un genre littéraire à la fois proche et distinct: le roman à thèse, tel qu’il a été analysé par Suzanne Rubin Suleiman (1983). Ce genre littéraire fort décrié sert en quelque sorte de repoussoir1 pour mettre en évidence des procédés parfois revendiqués comme “scientifiques” bien qu’ils ne soient pas spécifiques du champ savant et qu’ils n’apportent pas, en eux-mêmes, la scientificité recherchée. Une des difficultés constantes de l’analyse rhétorique d’un genre littéraire est la délimitation des frontières de celui-ci. Je propose d’éluder cette difficulté: les genres “thèses de sociologie” et “roman à thèse” seront construits par référence à quelques textes typiques. Il incombe au lecteur d’appliquer la grille d’analyse à tel ou tel texte particulier pour décider de sa proximité plus ou moins grande aux modèles de référence proposés. 544 Michel Villete Sociedade e Estado, Brasília, v. 17, n. 2, p. 541-560, jul./dez. 2002 L’analyse de ce que Joe Gusfield appelle “la littérature sociologique standard américaine” s’appuie sur le dépouillement d’un grand nombre d’articles, de rapports et de livres qui peuvent être groupés en trois sous-genres: les essais théoriques et de synthèse (exclus de notre analyse), les enquêtes à base de données statistiques (statisticals inquieries) et les monographies à base de données qualitatives (field studies). Pour illustrer son propos, Gusfield s’appuie sur la comparaison entre deux classiques de la sociologie américaine: The American Occupational Structure, de Peter M. Blau et Otis D. Ducan (1967), et Street Corner Society, de William Foote Whyte (1943) représentant respectivement l’enquête statistique et la monographie de terrain. L’analyse de Joe Gusfield conduit à une étude contrastée des sous-genres à l’intérieur du domaine de la sociologie. Elle débouche aussi sur une liste de caractéristiques formelles communes à l’ensemble des productions “standards” de la discipline, encore très pertinente aujourd’hui. Susan Rubin Suleiman dans Le Roman à Thèse, analyse les caractéristiques formelles de romans comme Les Déracinés de Maurice Barrès, L’Étape de Paul Bourget, La Conspiration de Paul Nizan, L’Enfance d’un Chef de Jean-Paul Sartre. Elle part d’une définition signalétique du roman à thèse2 comme “un roman réaliste” (fondé sur une esthétique du vraisemblable et de la représentation) qui se signale au lecteur principalement comme porteur d’un enseignement, tendant à démontrer la vérité d’une doctrine politique, philosophique, scientifique ou religieuse” (Suleiman, 1983, p.14). Faisons donc l’hypothèse qu’écrits sociologiques standards et roman à thèse sont deux genres littéraires qui partagent beaucoup de caractéristiques communes. Pour éprouver les limites de cette hypothèse, partons de la liste des caractéristiques du texte sociologique standard définie par Joe Gusfield et cherchons à repérer, pour chaque caractéristique, son équivalent dans le roman à thèse: 545 Thèses de sociologie et romans à thèse Sociedade e Estado, Brasília, v. 17, n. 2, p. 541-560, jul./dez. 2002 Dans son texte, le sociologue s’efface en tant que personne et prend de la distance vis à vis de son sujet Selon Joe Gusfield, le premier caractère formel typique de l’écrit sociologique standard est l’absence de la première personne du singulier et l’utilisation conventionnelle du « nous » (parfois remplacé en français par la tournure impersonnelle « on » pour désigner l’énonciateur. Ce n’est pas le sociologue, en tant que personne singulière, qui s’exprime mais un « sujet savant ». Un ensemble de formules signalent la distance (ou l’extériorité) de ce sujet savant par rapport au champ social qu’il étudie: « On a observé que ... »; « les membres de l’entreprise disent que ... ». Distinct de la personne sociale de l’auteur (avec ses « opinions personnelles », sentiments moraux et préférences politiques), l’auteur sociologique se distingue aussi de ceux dont il parle et avec lesquels il tend à n’avoir rien de commun, comme pour rester impartial. L’énonciateur d’un texte sociologique n’est pas pour autant un locuteur indéterminé, bien au contraire. L’appartenance à une institution de recherche reconnue, la liste des travaux et publications, les remerciements aux collègues et bailleurs de fonds, uploads/Litterature/ the-ses-de-sociologie-et-romans-a-the-se 1 .pdf

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