Comment la littérature maghrébine se mondialise-t-elle ? Thèmes et tabous dans
Comment la littérature maghrébine se mondialise-t-elle ? Thèmes et tabous dans Le village de l’Allemand de Boualem Sansal Robert VARGA, Université de Pécs (Hongrie) Si dans une publication précédente nous avons essayé de fournir un bilan provisoire des perspectives de la littérature maghrébine d’expression française en ce début de millénaire, il semble que la situation ait depuis évolué. Après avoir relevé les stratégies d’interprétation possibles d’un processus de mondialisation incontestablement présent dans ce domaine depuis la fin des années 1990, nous devons désormais constater qu’en 2010, l’histoire littéraire fait état pour la première fois de ces changements. Il s’agit notamment de l’Histoire de la littérature du Maghreb – littérature francophone1 de Mohammed Ridha Bouguerra et Sabiha Bouguerra qui proposent un tour d’horizon inédit de ces aspects relativement récents en les insérant dans leur discours. La synthèse des deux chercheurs tunisiens mentionne en tant que phénomènes incontournables la question de la (re)définition de la littérature maghrébine en fonction d’une période postcoloniale, et du rapport entre les canons nationaux et la francophonie. Ce dernier devient une question cardinale surtout grâce au débat sur la littérature-monde initié par un manifeste et un essai parus respectivement en avril et septembre 2007.2 La position des auteurs, Michel Le Bris et Jean Rouaud, ainsi que des quarante-quatre signataires3 a aussitôt suscité des réactions très contorversées et elle montre combien la situation de l’écrivain de langue française reste ambigüe. Tel est le cas de l’œuvre de l’algérien Boualem Sansal, un des signataires du manifeste, dont l’exemple semble bien illustrer les défis auxquels les critiques de la littérature maghrébine de langue française doivent répondre en matière de catégorisation des auteurs. Du Serment des barbares au Village de l’Allemand : une écriture subversive Boualem Sansal, qui acquiert la notoriété dans le monde littéraire après la parution de son premier texte, Le serment des barbares,4 dresse l’état des lieux bouleversant d’un pays 1Mohamed Ridha Bouguerra – Sabiha Bouguerra, Histoire de la littérature du Maghreb : littérature francophone, Ellipse, 2010. 2 Michel Le Bris – Jean Rouaud, Pour une littérature-monde, Gallimard, 2007. 3dont Edouard Glissant, Jean-Marie Gustave Le Clézio, Alain Mabanckou, Brina Svit, Tahar Ben Jelloun, Nancy Houston etc. 4Boualem Sansal, Le serment des barbares, Seuil, 1999. hanté par la guerre civile et la corruption. Le sujet du roman et la date de sa publication sont particulièrement significatifs : l’année 1999 est celle de la « réconciliation nationale » qui met fin à sept ans de massacre où, officiellement, on recensait quelques 30000 victimes.5 A part les morts, les estimations font état de centaines de milliers d’émigrés, dont un grand nombre d’intellectuels intimidés par les forces islamistes. Mais cette « réconciliation » signifie également la libération des milliers d’anciens terroristes graciés, que la société est loin d’applaudir... Le serment des barbares est l’histoire d’une enquête sur des crimes mystérieux perpétrés dans la ville de Rouiba. Celle-ci est menée par un vieux policier, Larbi qui, juste avant de transmettre ses preuves au Juge d’instruction sur l’affaire de corruption entre le pouvoir public et les militants islamistes qu’il soupçonne derrière l’affaire, est abattu sur la terrasse d’un café. Si l’histoire fourmille d’éléments tout à fait vraisemblables, on y reconnaît le style des romanciers algériens contestataires de la fin des années 80 : Tahar Djaout ou Rachid Mimouni, mais aussi l’influence des premiers romans policiers de Yasmina Khadra. Conformément à ces maîtres et prédécesseurs, Sansal n’épargne pas les critiques envers le pouvoir politique en place faisant même allusion aux connivences entre celui-ci et les frères islamistes. En 2003, après la publication de Dis-moi le paradis dans lequel il s’en prend encore au système politique de son pays, Sansal est licencié de son poste de fonctionnaire du Ministère de l’industrie, mais il ne quitte pas l’Algérie. Deux ans plus tard, il publie un roman, Harraga, basé sur un autre sujet d’actualité : les immigrés clandestins qui traversent la mer Méditerranéenne sur des embarcations de fortune. L’année 2006 est marquée par la parution d’un essai-pamphlet intitulé Poste restante : Alger. Lettre de colère et d’espoir à mes compatriotes et il doit son premier grand succès international au Village de l’allemand, publié en 2008. Ce roman – qui porte le sous-titre titre Le journal des frères Schiller – oscille entre passé et présent, ainsi qu’entre l’Algérie et la France, sous la forme de deux journaux juxtaposés : celui de Rachel, l’aîné et celui de Malrich, le cadet. L’origine de leurs prénoms très peu conventionnels est révélée par Malrich qui l’explique ainsi : « Nous sommes de mère algérienne et de père allemand, Aicha et Hans Schiller. Rachel est arrivé en France en 1970, il avait sept ans. Avec ses prénoms Rachid et Helmut, on a fait Rachel, c’est resté. Moi, j’ai débarqué en 1985, j’avais huit ans. Avec mes prénoms Malek et Ulrich, on a fait Malrich, c’est resté aussi. »6 Les deux journaux publiés en alternance témoignent d’une savante polyphonie narrative. Les deux frères racontent l’un après l’autre un des fragments principaux de 5Sansal quant à lui évoque dans une interview un nombre de 65000. 6Le Village de l’Allemand, p. 8. l’histoire qui se déroule entre 1994 et 1996. Mis à part ces deux récits, nous trouvons encore un poème de Primo Levi et une lettre fictive adressé au Ministre des affaires étrangères algérien, tous deux insérés par Rachel. Le frère aîné se lance dans une enquête afin de retrouver les origines du père, ancien officier nazi converti par une unité spéciale de l’armée algérienne après la Seconde guerre mondiale, puis massacré avec sa femme dans leur village par une guérilla islamiste en 1994. Rachel retourne au bled, puis se rend dans la ville natale du père en Allemagne, en essayant de reconstruire l’histoire de la famille. Il rencontre les anciens camarades et compagnons d’arme d’Hans avant de découvrir l’accablante et cruelle vérité : le père est un ancien Waffen SS devenu ensuite responsable des exterminations dans un camp de concentration. Il avait réchappé in extremis aux représailles d’après-guerre ayant été recruté tout d’abord dans les rangs de l’armée de l’Egypte de Nasser, puis dans celle de la jeune République Démocratique et Populaire Algérienne. Le journal de Malrich raconte l’histoire des enfants d’Hans et Aicha envoyés par précaution en France dans les années 70 et constitue un témoignage choquant de la montée flagrante de l’idéologie islamiste radicale en banlieue parisienne. Or, à partir de la fin des années 90, avec l’apparition des imams, la vie des jeunes du quartier s’est manifestement transformé : pendant que les mâles de la famille surveillent étroitement les mœurs de leurs filles et de leurs sœurs, des militants recrutent dans la salle de prière de la cité les futurs guerriers moudjahidines appelés en Afghanistan. « Notre vie à nous, raconte Malrich, c’est la cité, l’ennui, la chape de plomb, les crises entre voisins, les guerres des clans, les opérations commandos des islamistes, les descentes de police, les échauffourées, le va-et-vient des dealers, les brimades des grands frères, les manifs, les rassemblements funèbres. » Le récit du frère cadet a cependant une deuxième fonction : présenter et commenter le journal de Rachel, confié à Malrich après sa mort. Le texte est publié six mois plus tard à l’aide de Mme Dominique G. H., ancien professeur de français de Rachel au lycée, qui aide Malrich à s’exprimer non seulement dans un « bon français. », mais également à comprendre ce qui est arrivé à son aîné. « Cela fait six mois que Rachel est mort, confesse Malrich. Il avait trente- trois ans. Un jour, il y a deux années de cela, un truc s’est cassé dans sa tête, il s’est mis à courir entre la France, l’Algérie, l’Allemagne, l’Autriche, la Pologne, la Turquie, l’Egypte. Entre deux voyages, il lisait, il ruminait dans son coin, il écrivait, il délirait. Il a perdu la santé. Puis son travail. Puis la raison. Ophélie l’a quitté. Un soir, il s’est suicidé. C’était le 24 avril de cette année 1996, aux alentours de 23 heures. » Outre le sujet des deux histoires racontées, le caractère distingue les deux frères, de même que leur attitude à l’égard de la France. Rachel fait des études supérieures de commerce, obtient un poste important dans une entreprise et épouse une Française, Ophélie. Même si la famille de celle-ci ressent une xénophobie discrète envers lui, il finit par obtenir la nationalité française. Ne pouvant plus supporter l’opprobre dont l’histoire de son père le couvre, il se suicide. Malrich vit en revanche la vie typique des jeunes banlieusards immigrés : après les échecs scolaires il travaille en tant qu’apprenti carrossier, mais sans une certaine réticence. Le reste du temps, il traîne dans la rue avec ses amis gagnés peu à peu par l’idéologie islamiste. Bien que le mode de narration basé sur la juxtaposition et l’alternance de deux récits soit très courant dans la littérature maghrébine de langue française contemporaine, Sansal établit un rapport inédit entre la France et l’Algérie par les thèmes évoqués. Lorsqu’il dépeint la vie des immigrés et présente l’histoire algérienne uploads/Litterature/ thkth.pdf
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- Publié le Jul 28, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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