1 Le Discours de la servitude volontaire et Étienne de La Boétie: d'une énigme

1 Le Discours de la servitude volontaire et Étienne de La Boétie: d'une énigme à l'autre En 1724 le Discours de la servitude volontaire était inséré dans l'édition des Essais dirigée par Coste. C'est là la grande édition du XVIIIe, siècle par la suite enrichie et améliorée, la base de toutes les éditions successives tout au long du siècle. C'est la première fois – La Boétie est mort désormais depuis cent soixante- quatre ans – que son nom y apparaît. Si l'on parcourt l'Encyclopédie, instrument capable de rendre compte de tout un appareil conceptuel, et en particulier le mot Tyrannie rédigé par de Jaucourt, collaborateur de Diderot et auteur d'une Histoire de la vie et des oeuvres de Leibniz (1734), on s'aperçoit que bien que nommant Bacon, Grotius, Puffendorf, Locke, il ne fait aucune référence à la S.v. Mais il ne reste pas moins évident que Jaucourt l'avait parfaitement présente à l'esprit tout au moins lorsqu'il rapporte cet épisode de Plutarque dans lequel le jeune Caton d'Utique, qui fréquentait habituellement la maison de Sylla, s'étant rendu compte de la tyrannie de ce dernier, demande un poignard pour le tuer: une structure des phrases analogue et une parfaite correspondance des mots en font un calque de la S.v. Dans la reconstruction factuelle de la figure historique de La Boétie, dans le rétablissement de son oeuvre, on se heurte continuellement à des lectures qui ont rangé la S.v. à côté d'autres pamphlets politiques de matrice libérale ou démocrate. Et il est certain que ce texte, en quelque sorte militant, avait eu au cours de ces années une large diffusion. 1 Toutefois en 1835 Lamennais donne au Discours une autonomie qu'il n'avait en fait jamais eu jusque-là auprès du grand public en reproduisant les notes de Coste et en lui ajoutant une Préface. 2 En adoptant le concept de peuple, qui dans ce laps de temps allait être consacré par le Michelet romantique, Lamennais à propos de l'éternelle lutte entre la tyrannie et la liberté, ressent dans La Boétie «une chaleur vraie, une éloquence de persuasion sans aucune emphase, des pensées quelquefois profondes, un rare esprit d'observation, une sagacité pénétrante qui résume en quelques traits principaux l'histoire si variée dans ses détails des oppresseurs de tous les temps». Et en passant sans solution de continuité au «catéchisme publié par le czar Nicolas», au culte dû à l'Autocrate, à ce despotisme «prêt à abuser de ce qu'il y a de plus saint, pour s'en faire un moyen exécrable de domination», Lamennais leur oppose que La Boétie aurait indiqué à l'origine de toute société cette «égalité de droits proclamée nettement pour la première fois dans l'Évangile». À partir de là des études proliféreront: au XIXe siècle on verra dans La Boétie un publiciste ‘démocrate’, comme Hubert Languet, Duplessis Mornay et François Hotman.3 Le 19 décembre 1859 Anatole Prévost-Paradol publiait dans le Journal des Débats une analyse de la S.v. Ce dernier appartenait à cette génération tourmentée par le besoin de comprendre et donc de conclure la Révolution, et qui dans ce but sut également trouver un accord avec le tournant libéral qui caractérisa la seconde période du règne de Napoléon III. Prévost-Paradol soutenait que malgré un refus commun de tout excès, il y avait chez La Boétie «une certaine ardeur d'ambition et un penchant à intervenir 1 N. PANICHI, Plutarchus redivivus? La Boétie e i suoi interpreti, Napoli 1999, p. 96, a eu sans aucun doute le mérite de faire apparaître un lien entre les vicissitudes éditoriales du pamphlet et la manifestation de velléités libertaires: le ‘plutarchisme’ conservait en fait son efficacité contre des barbaries toujours renouvelées, de sorte qu'on a pu soutenir que «Montaigne ayant intégré la Servitude volontaire dans une stratégie de dissimulation, l'aurait en même temps protégée et promise à un sort subversif, souterrain, ‘caché’». De même ces «lectures militantes: si d'une part elles ont produit, petit à petit, des interprétations actualisantes, elles ont toutefois sauvé le pamphlet de l'oubli». Sur ce point, on pourra difficilement ne pas tenir compte de ce livre ainsi que de l'article du même auteur, «...Enchantés et charmés par le nom seul d'un». Linguaggio e tirannia nella «Servitude Volontaire» di Étienne de La Boétie, «Giornale critico della filosofia italiana», LXXVII, 1998, pp. 351-377. Sur la «profonde affinité qui lie Montaigne à Plutarque» cf. I. KONSTANTINOVIC, Montaigne et Plutarque, Genève 1989, pp. 33 sq. 2 Mais Mme Panichi fait à juste titre table rase de la conviction historiographique selon laquelle l'édition de Lamennais représente le début de la fortune moderne du libelle et rappelle que l'édition de Mouchar au XVI e siècle (la Vive description de la tyrannie, et des Tyrans), l'édition anglaise de 1735 et celle de Paribelli à Naples furent déjà des éditions séparées. Il en résulte «une tentative de rétrodatation de la naissance du ‘destin moderne’ du pamphlet», et la spécialiste prend «comme terme a quo justement la traduction napolitaine de 1799 qui, outre qu'elle se présente comme une ‘édition séparée’, manifeste une intention politique et culturelle évidente dans le sens de l'affirmation du concept historique de ‘citoyenneté’» (op. cit., p. 48). Voir également F. MOUREAU, La Boétie à l'épreuve de la Révolution française: éditions et travestissements du Contr'Un, in Étienne de La Boétie. Sage révolutionnaire et poète périgourdin, textes réunis par M. TETEL, Paris 2004, pp. 293-306. 3 Un siècle plus tard, Simone Weil s'appuiera sur le Contr'un pour dénoncer le fait «qu'un homme, au Kremlin, ait la possibilité de faire tomber n'importe quelle tête dans les limites des frontières russes» et que «dans un pays qui couvre le sixième du globe, un seul homme [puisse] saigner toute une génération». D'autres en feront «le fondateur méconnu de l'anthropologie de l'homme moderne, de l'homme des sociétés divisées. [La Boétie] anticipe, à plus de trois siècles de distance, l'entreprise d'un Nietzsche plus encore que celle d'un Marx de penser la déchéance et l'aliénation» (É. DE LA BOÉTIE, Le discours de la Servitude Volontaire, texte établi par P. LÉONARD; La Boétie et la question du politique, textes de LAMENNAIS, P. LEROUX, A. VERMOREL, G. LANDAUER, S. WEIL et de P. CLASTRES et C. LEFORT, Paris 1976, pp. 19-22, 88 et 236). 2 dans les affaires humaines», tout à fait étrangers à Montaigne. 4 En d'autres termes, il avait «plus d'illusions sur la possibilité de donner à l'intelligence et à l’honnêteté un rôle utile dans les divers mouvements de ce monde». Et de même, bien que dans la S.v. «l’inspiration de l'Antiquité y soit à chaque pas reconnaissable, ce n'est point un de ces traités dogmatiques à la façon des Anciens, dans lequel on rechercherait avec méthode la nature de la servitude et l'explication de ses causes; c'est une pure invective contre la lâcheté des peuples trop prompts à rendre leurs armes à la tyrannie et à s'endormir dans l'obéissance», qui dans ce cas constituerait «un cri éloquent contre la servitude». Certes l'insistance de Prévost-Paradol sur la différence entre une juste obéissance, sans laquelle la société ne saurait vivre, et la tyrannie, se ressent du présent. Quoi qu'il en soit, l'interprétation de Prévost marque le début de la critique moderne, en particulier les contributions de Paul Bonnefon, à qui l'on doit l'édition des Oeuvres complètes de La Boétie publiée en 1892. De même Friedrich, qui répète en effet ce qu'écrit Montaigne lui-même, dit à propos de l'appel in tyrannos de la S.v., que ce ne serait rien d'autre qu'«une déclamation composée de lieux communs littéraires», car La Boétie aurait vécu selon un principe totalement différent, consistant à «obéir et [à] se soumettre très religieusement aux lois sous lesquelles il était né».5 En fait la Servitude, dans ses différentes éditions, sera toujours accompagnée d'intentions militantes, et il ne faut pas s'étonner qu'en 1943, encore dans la France occupée, on sente le besoin d'une nouvelle édition. Mais il est beaucoup plus surprenant que deux ans auparavant, dans la Belgique tombée sous l'égide nazie, on inclue le livre dans la liste des Auteurs dont tous les ouvrages sont interdits, car à même d'«empoisonner systématiquement l'opinion publique en Belgique contre le peuple allemand, son voisin». 1. Inventaire des copies de la S.v. À partir de 1570 Montaigne publie les écrits de La Boétie, mais laisse inédits les textes spécifiquement politiques. On en retire l'image d'un savant tout imprégné de culture humaniste, occupé à traduire La Mesnagerie de Xénophon ainsi que Les Règles du mariage et La Lettre de consolation de Plutarque. C'est là une saison intense de traductions: Lefèvre d’Etaples traduit en français La Politique d’Aristote en 1511, Amyot, Les vies de Plutarque en 1559: on a là la leçon d'Érasme. Déjà, des presses installées à la Sorbonne en 1470 par Guillaume Fichet sortait les De Officiis où la Renaissance lisait une justification rationnelle de la conduite selon les deux critères de l'utile et de l'honnête, en le prenant comme manuel civique. 6 La S.v. remonterait à 1546 ou 1548. Mais en 1580, désormais dix-sept ans après la mort de son ami, Montaigne lui refuse sa place dans ses Essais, et elle uploads/Litterature/ tirannia.pdf

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