TOM McCARTHY TINTIN ET LE SECRET DE LA LITTÉRATURE Traduit de l’anglais par Lau

TOM McCARTHY TINTIN ET LE SECRET DE LA LITTÉRATURE Traduit de l’anglais par Laure Manceau HACHETTE Littératures First Published in Great Britain by Granta Books 2006 Copyright © Tom McCarthy, 2006 The pictures are reproducted with kind permission of the following : TN T en Amériq ue, Jochen Gerner, 2002. Courtesy of L’Ampoule. U ne G uerre du Pétrole (A Petrol W ar) from Le Crapouillot, 1920. Haddock G oes to Heaven, Simon English, 2005. Courtesy of FRED, London, LTD. Farinelli, the castrato (née Carlo Bruschi, 1705-82) by Bartolomeo Nazari, Royal College of Music. http:/ / www.mystudios.com/ gallery/ forgery/ history/ The Balloo- natic, Buster Keaton and Edward F. Cline, 1923, K eaton’s Silent Shorts, Oldham, S Illinois University Press. Tom McCarthy has asserted his moral right under the Copyright, Designs and Patents Act, 1988, to be identified as the author of this work. © Hachette Littératures, 2006, pour la présente traduction. À Chris et Melissa McCarthy I R/ G Extrait de TN T en Amériq ue, Jochen Gerner, 2002. 1 « Le Petit Vingtiè me, toujours désireux de satisfaire ses lecteurs et de les tenir au courant de ce qui se passe à l’étranger, vient d’envoyer en Russie soviétique un de ses meilleurs reporters : Tintin ! Ce sont ses multiples avatars que vous verrez défiler sous vos yeux chaque semaine. » Ainsi débutait, le 10 janvier 1929, dans le supplément jeunesse du journal belge Le Vingtiè me Siè cle, la série de bandes dessinées qui au cours des cinquante années à venir captiverait des dizaines de millions d’enfants, âgés, ainsi que s’en vanterait son éditeur, de sept à soixante-dix-sept ans. Pour être tout à fait exact, cette accroche était précédée d’une note à l’attention des lecteurs : « N.B. la direction du Petit Vingtiè me certifie toutes ces photos rigoureusement authentiques, celles-ci ayant été prises par Tintin lui-même, aidé de son sympathique cabot Milou ! » Étrange allégation. Car les photos en question ne sont manifestement pas « authentiques » – et pour cause, ce ne sont même pas des photos. Le lecteur a en fait sous les yeux une série de dessins en noir et blanc, où le reporter à la houppe apparaît en lutte contre des communistes, confronté à des accidents de voiture, de train, de hors-bord, ou encore d’avion, et même (pour la première et dernière fois) en pleine rédaction d’un article. Et pourtant, l’on demande au lecteur de croire que ces images sont – ou du moins représentent – des photographies de Tintin, prises par Tintin, et qu’elles parviennent à nous le montrer, non pas, comme la logique le voudrait, en train de prendre une photo de lui (en dirigeant l’appareil vers lui à bout de bras), mais dans le feu de l’action, en proie à des événements d’une frénésie telle que toute tentative pour les photographier (en particulier pour le protagoniste principal) serait vaine. Ce n’est là qu’un stratagème, me direz-vous, une convention instaurée dans le but de donner à ces dessins un contexte et une direction. Je suis tout à fait d’accord. Si, de surcroît, vous vous y connaissiez en histoire de la bande dessinée, vous me feriez remarquer que c’était un mode d’expression artistique relativement nouveau en 1929 : The K atzenjammer K ids (Pim, Pam, Poum) de Rudolph Dirk et Bringing up F ather (La F amille I llico) de George McManus avaient certes fait leur apparition dans les journaux américains respectivement en 1897 et 1913, mais il ne s’agissait que de courts sketches parodiques, non d’aventures suivies à la portée sociale et politique certaine. Vous pourriez ajouter qu’afin de coller à cette exigence de réalité revendiquée, toute l’entreprise résidait dans le brouillage de pistes : mêler la rigueur documentaire au caractère fictionnel intrinsèque au dessin. Une fois de plus, je ne peux qu’être d’accord. Mais si vous aviez vos lunettes de lecture, une étrange coïncidence vous frapperait : ce stratagème, ces conventions hâtivement établies et ce jeu de miroir entre fiction et réalité reflètent ceux à l’œuvre dans un autre genre hybride de divertissement né plusieurs siècles avant la bande dessinée : le roman. Si vous vous penchez sur les premiers romans, vous y trouverez, avant que l’histoire elle-même ne débute, un passage extrêmement douteux « expliquant » comment l’auteur a pris connaissance des événements dont vous vous apprêtez à lire le récit. Aux prises avec l’émergence d’un milieu scientifique qui exigeait des faits démontrables tout en étant ancrés dans un contexte religieux où le mensonge était jugé comme un péché, ces pionniers littéraires du XVIIe siècle ne ménageaient pas leurs efforts pour allier « Invention » et « Romance » aux valeurs fondamentales d’honnêteté et d’exactitude. Certains, tel Daniel Defoe, avançaient que la vérité se communiquait mieux lorsqu’on la « présentait sous les traits d’un symbole ou d’une allégorie » ; d’autres, tel John Bunyan, prétendaient livrer un récit « auquel [il] ne pouv[ait] qu’ajouter foi, au vu de [ses] sources, et de leurs liens avec les événements » ; d’autres encore, telle Aphra Behn dans l’une de ses « histoires vraies », affirmaient effrontément : « Je ne prétends pas vous divertir au moyen d’une histoire inventée, cousue d’accidents romancés. Je puis assurer que le moindre des événements ici relaté est vrai, ayant moi-même été témoin oculaire de la majeure partie d’entre eux ; ce que je n’ai pas vu m’a été confirmé par des acteurs de l’intrigue, à savoir des hommes saints, de l’Ordre de saint François de Sales. » Un appareil photo pour Tintin, des moines pour Behn : deux dispositifs fictifs instaurés pour mieux donner à la fiction le vernis de l’authenticité. Behn, à l’instar de Tintin, apparaît même comme un personnage prenant part aux événements qu’elle dit rapporter. La superposition des niveaux de réalité qu’implique ce double jeu a brillamment été exploitée au tout début du XVIIe siècle par le moins puritain – et plus espiègle – Miguel de Cervantès, qui fait s’interroger son héros Don Quichotte pendant tout le premier tome sur le style dont il usera pour relater ses exploits. L’auteur va jusqu’à faire apparaître le second tome dans le cours du récit, sous la forme d’un manuscrit que Don Quichotte lui-même reçoit des mains d’un médecin, qui l’a trouvé dans une chapelle en ruines ; avant que les événements qu’il contient ne soient transmis au public, l’on nous montre Don Quichotte et un savant discuter de ses points les plus saillants. Ce genre de paradoxe et de ruse est également présent dans les planches de Tintin, et ce dès le début. Si l’annonce publiée dans la première parution du Petit Vingtiè me, en dépit de son contexte moderne et de ses velléités terre à terre, fait à ce point écho à la grande littérature du XVIIe, c’est parce que Hergé, comme Defoe, souhaite par cette préface transmettre à son récit une « vérité » plus profonde – dans ce cas précis, la réalité de la Russie soviétique. Trois épisodes plus tard, dans Les Cigares du pharaon, l’on nous montre Tintin, tel Don Quichotte, dans une tente de Bédouin lisant un manuscrit qui retrace ses propres aventures – c’est-à-dire un livre de Tintin. Ici aussi l’on assiste à une division des niveaux de réalité ; seulement, Hergé atteint un degré supplémentaire par rapport à Cervantès ou à Behn : il fait surgir la réalité hors de son cadre de papier pour l’ancrer dans la réalité même – dans le vrai monde réel. Le 8 mai 1930, date qui coïncide avec le retour du Tintin fictif après un an et demi d’aventures en Russie, une gigantesque réception fut mise en scène à la gare du Nord de son Bruxelles natal. Un adolescent à la houppe blonde monta dans le train Kö ln-Bruxelles en gare de Louvain et fut accueilli à son arrivée (annoncée dans le journal) par une foule enthousiaste – il ne s’agissait pas d’acteurs, mais d’authentiques jeunes lecteurs en délire. Quelques semaines plus tard, ce jeune homme retourna à son apparence de héros de bande dessinée et fut de nouveau envoyé en mission par Le Petit Vingtiè me, cette fois en Afrique. Du point de vue scénaristique, la première aventure de Tintin, qui, après une parution sous forme de série dans Le Petit Vingtiè me, fut publiée en 1930 en livre d’un seul tenant sous le titre Tintin au pays des Soviets, est tout ce qu’il y a de plus simple. Notre reporter (qui n’a pour autre tâche que de découvrir ce qui se passe en Russie) est poursuivi par des assassins qui essayent de le supprimer ; il parvient à prendre la fuite ; ils retrouvent sa trace et il réussit de nouveau à leur échapper ; ce schéma se répète plusieurs fois jusqu’à ce qu’il rentre à Bruxelles sain et sauf. En ce qui concerne la psychologie des personnages, les méchants sont tout droit sortis d’une pantomime, et les seuls attributs du héros sont la force, le charme, la compassion (il offre un repas à un agent bolchevique qu’il uploads/Litterature/ tom-mccarthy-tintin-et-le-secret-de-la-litterature-jericho.pdf

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