57 Judith Lindenberg - Une théorie à l'épreuve de la pratique Depuis le début d
57 Judith Lindenberg - Une théorie à l'épreuve de la pratique Depuis le début des années 1970, une série de travaux a été à l’origine de la traductologie définie comme théorie de la traduction. Parmi eux, l’ouvrage désormais classique de Jean-René Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, reprend les bases de cette discipline alors nouvelle et en définit les deux tendances : D’un côté, on aurait les “sémanticiens” ou théoriciens sémanticistes de la traduction, qui peuvent être assimilés à des linguistes-philosophes de la traduction [… ] De l’autre côté, il y aurait les “stylisticiens”, qui sont les littéraires-théoriciens de la traduction, et en même temps des théoriciens de la traduction littéraire, qui travaillent à élaborer une poétique de la traduction [… ].1 Dans cette seconde catégorie, trois réflexions se faisant partiellement écho les unes aux autres ont ouvert la voie à une approche de la traduction dépassant ses propres enjeux : celles d’Henri Meschonnic, d’Antoine Berman et de Jean-Charles Vegliante. Les deux premières sont classées par Ladmiral lui-même du côté des littéraires-théoriciens, la troisième se situe sur un versant plus linguistique mais amorce une tentative de réconciliation des deux axes dans une perspective d’ouverture de la traductologie. En s’inspirant plus ou moins explicitement de la réflexion que Walter Benjamin développe dans son article « La tâche du traducteur »2, article fondateur pour ce type de réflexion, ces trois théoriciens ont produit chacun plusieurs ouvrages novateurs sur la traduction. Poétique du traduire3 est le point d’orgue de la réflexion sur la traduction qui émaille toute l’œuvre théorique de Meschonnic ; Berman propose dans L’épreuve de l’étranger4 une approche historicisée de la traduction à partir de l’exemple des Romantiques Allemands (Goethe, Novalis, Schleiermacher) et prolonge sa réflexion dans Pour une critique des traductions : John Donne5 puis dans La traduction ou l’auberge du lointain6 ; enfin, dans le recueil D’écrire la traduction7 et d’autres articles, Vegliante élabore de nouveaux concepts à propos du processus en acte dans la traduction et de ses effets sur le texte traduit. En outre, tous trois sont traducteurs, avec chacun une langue et un domaine de spécialité ou de prédilection mis en évidence dans leurs ouvrages critiques. Meschonnic a traduit en- tre autres l’Hébreu de la Bible, Berman les Romantiques allemands, et Vegliante la Comédie de Dante : autant d’œuvres clefs de l’Histoire littéraire, et de l’Histoire tout court, sans cesse traduites au fil des époques, parce qu’elles « portaient déjà en elle, au niveau de leur forme et de leur contenu, leur propre traduisibilité »8, notion benjaminienne centrale de cette conception de la traduction comme on le verra. À partir de là, ces traductions confèrent à leurs auteurs une approche déterminée par la spécificité des enjeux auxquels ils sont confrontés, comme l’importance des accents et du rythme en hébreu, l’émergence de la figure du critique à l’époque romantique, ou encore les écueils du « presque- même » franco-italien. Au-delà de leur singularité respective, ces réflexions ont toutefois pour point commun d’affirmer la nécessité d’une théorie fondée sur la pratique ainsi que le rôle stratégique de la traduction dans une réflexion sur le langage et son lien ontologique avec la création littéraire. Meschonnic a mis en évidence le lien de la poétique de la traduction avec la poétique en général. En témoigne la série de ses ouvrages conçus comme solidaires : Poétique du traduire (précédé dans Pour la poétique II d’une partie intitulée « La poétique de la traduction ») s’insère dans la continuité d’une réflexion La traduction littéraire : une théorie à l’épreuve de la pratique par Judith Lindenberg © Vincent Citot 58 Dossier : Traduire 59 Judith Lindenberg - Une théorie à l'épreuve de la pratique sur le langage axée sur la littérature. C’est ce qu’indique le choix du terme de « poétique » tel qu’il a été défini par Jakobson, pour « désigner l’étude et la théorie du discours littéraire, dire la recherche des raisons de l’originalité dans l’œuvre même »9, tout en refusant le formalisme de ce der- nier. Berman lui préfère le terme de critique, dans la lignée de Friedrich Schlegel, père fondateur de la critique moderne, dans le sens de « dégagement de la vérité »10 d’un texte ou d’une traduction. À la différence des deux autres, la théorie de Berman remonte aux sources des concepts philosophiques sur lesquels elle s’appuie. Quand elle s’applique à un cas précis, comme il l’a fait avec un poème de John Donne, c’est toujours dans une visée plus vaste de « translation d’une œuvre étrangère dans une langue-culture »11, c’est-à-dire d’une réflexion prenant en compte la globalité des éléments historiques et culturels qui fondent respectivement le texte et sa traduction, pris dans un même mouvement (sur lequel insistent toutes ces théories) celui de la subjectivité de leur « auteur », le traducteur. Contre l’objectivité de la langue et de ses catégories grammaticales, l’attention au discours dans sa dimension subjective permet de sortir d’une conception normative de la traduction pour la constituer en poste d’ob- servation ; c’est pourquoi Meschonnic emploie l’infinitif subs- tantivé « traduire », qui désigne l’acte en train de se faire. La littérature et la traduction sont les « deux activités les plus stratégiques pour comprendre ce qu’on fait du langage »12. Une telle conception remet tout d’abord en cause les clichés les plus ancrés sur la traduction : ceux de sa secondarité, de son devoir de fidélité et de son impossibilité. La secon- darité, « tare originaire » de la traduction, est le produit de la « situation ancillaire »13 dans laquelle la tradition et une conception idéaliste de l’artiste l’ont reléguée, en contradiction avec son rôle historique, mis en évidence en premier par les Romantiques allemands. Loin d’être secondaire, sinon en ce qu’elle vient d’un texte « déjà là », la traduction a eu un rôle fondateur en Europe, lié à la diffusion des textes religieux notamment : la poétique de la traduction apparaît ainsi indissociable de son historicisation. Non seulement la traduction n’est plus envisagée comme une opération abstraite, mais elle est prise de surcroît dans les flux d’une époque et d’une culture. Cependant elle ne se réduit pas non plus à l’exclusivité et à la normativité des critères socioculturels si l’on considère le traducteur comme un créateur, confronté aux mêmes impératifs que ceux de l’écriture littéraire, c’est-à-dire de rythme et de signifiance propres à la langue dans laquelle il traduit (en général la sienne). Dans une telle perspective, si la traduc- tion « fonctionne texte »14, les objectifs de fidélité et de transparence n’ont plus cours et le texte traduit peut même aller jusqu’à se donner comme texte autonome, analysable en tant que tel. De la même façon, la simple existence du traduire dans l’ampleur de sa dimension historique et littéraire annule d’emblée l’argument d’une impossibilité linguistique, puisque l’acte du traduire se produit « comme cela advient toujours de fait, malgré toutes les difficultés et peut-être avec un peu d’usure »15. À partir de là, la visée de la traduction est d’élargir les possibilités de la langue en absorbant en elle ce qui vient d’une autre langue : c’est « l’épreuve de l’étranger », WHOOHTXHO·DGpÀQLH%HUPDQGDQVO·HVVDLTXLSRUWHFHWLWUH Ce rôle s’accompagne historiquement d’un effacement, voire d’un refoulement dû à « la structure ethnocentrique de toute culture, ou cette espèce de narcissisme qui fait que toute société voudrait être un Tout pur et non mélangé »16. La négation du rôle fondateur de la traduction dans les cultures occidentales se répercute sur le plan de la pratique traductive : les « mauvaises » traductions sont celles qui opèrent « une négation systématique de l’étrangeté de l’œuvre étrangère »17. Inversement, ce qui constitue, non pas une bonne traduction, mais son essence même parfois réalisée, c’est la trace de l’œuvre originale qu’elle porte en elle, son décentrement, dont l’annexion ethnocentrique est l’effacement18. Ce qui se produit là n’est pas seulement une revalorisation de la traduction, mais une révolution copernicienne de son statut : elle n’est plus une opération collatérale et imparfaite du fait littéraire, mais bien au contraire un instrument herméneutique à même d’en révéler les enjeux les plus profonds. Déjà selon la conception benjaminienne, la traduction réalise une potentialité en germe dans l’œuvre originale, sa traductibilité : En disant que certaines œuvres sont par essence traduisibles, RQQ·DIÀUPHSDVTXHODWUDGXFWLRQHVWHVVHQWLHOOHSRXUHOOHV PDLVTXHOHXUWUDGXFWLELOLWpH[SULPHXQHFHUWDLQHVLJQLÀFDWLRQ immanente aux originaux.19 Berman prolonge cette idée: Elle consiste en ce que l’œuvre, en surgissant comme œuvre, s’institue toujours dans un certain écart à sa langue : ce qui la constitue comme nouveauté linguistique, culturelle et littéraire est précisément cet espace qui permet sa traduction dans une autre langue.20 Écart et décentrement font la spécificité de certaines œuvres littéraires ; la traduction advient alors comme le redoublement, ou l’accomplissement jamais définitif d’une ouverture initiale. Parce qu’elle est le fruit de la rencontre entre plusieurs facteurs déterminés, (la subjectivité du traducteur, l’espace et l’époque de sa réception) elle offre une relecture et une interprétation du texte original. Il y a donc un « effet en retour de la traduction sur l’œuvre traduite »21 qui détermine sa uploads/Litterature/ traduction.pdf
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- Publié le Mai 02, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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