Javier Marías Un cœur si blanc Traduit de l’espagnol par Anne-Marie Geninet et
Javier Marías Un cœur si blanc Traduit de l’espagnol par Anne-Marie Geninet et Alain Keruzoré Gallimard Javier Marías, né à Madrid en 1951, est l’une des figures majeures de la littérature espagnole et européenne actuelle. Il est l’auteur d’une dizaine de romans, dont L’homme sentimental, prix Herralde du roman en 1986, Le roman d’Oxford, prix de la ville de Barcelone en 1989, Un cœur si blanc, prix de la Critique 1993 en Espagne et prix international de littérature Impac Dublin en 1997, et Demain dans la bataille pense à moi, prix Femina étranger en 1996. Il est également traducteur, notamment de Tristram Shandy de Sterne pour lequel il reçut le prix national de la Traduction en 1979. Il a enseigné la littérature à Oxford et à Wellesley College. Il vit actuellement à Madrid. Pour Julia Altares malgré Julia Altares et à Lola Manera, de La Havane, in memoriam « My hands are of your colour ; but I shame to wear a heart so white. » SHAKESPEARE, Macbeth Les traducteurs tiennent à remercier Javier Marías de l’aide qu’il leur a apportée. Je n’ai pas voulu savoir, mais j’ai su que l’une des enfants, qui désormais ne l’était plus et revenait à peine de son voyage de noces, entra dans la salle de bains, se mit devant la glace, ouvrit son corsage, ôta son soutien-gorge et chercha le cœur du bout du pistolet de son père, attablé dans la salle à manger avec une partie de la famille et trois invités. Quand la détonation retentit, environ cinq minutes après que sa fille eut quitté la table, le père ne se leva pas aussitôt, il resta quelques secondes paralysé, la bouche pleine, sans plus oser mâcher ni avaler et moins encore rejeter sa bouchée dans l’assiette ; et lorsque enfin il se dressa et courut vers la salle de bains, ceux qui le suivirent purent voir, comme il découvrait le corps ensanglanté de sa fille et se prenait la tête à deux mains, la bouchée de viande dont il ne savait que faire passer d’un côté à l’autre de sa bouche. Il tenait sa serviette à la main et ne la lâcha qu’au bout d’un moment lorsqu’il remarqua le soutien-gorge jeté sur le bidet qu’il recouvrit alors du linge à sa portée — ou qu’il avait à la main — et que ses lèvres avaient taché, comme si la vue de cette lingerie le gênait davantage que celle du corps renversé et à demi nu avec lequel elle avait été en contact quelques instants plus tôt : le corps assis à la table ou s’éloignant dans le couloir ou bien debout. Avant, d’un geste machinal, le père avait fermé le robinet du lavabo, l’eau froide, resté grand ouvert. Sa fille avait pleuré en se mettant devant la glace, tandis qu’elle ouvrait son corsage, ôtait son soutien-gorge et cherchait le cœur, car sur le sol froid de la vaste salle de bains où elle était étendue, ses yeux étaient remplis de larmes que l’on n’avait pas vues au cours du déjeuner et qui ne pouvaient avoir jailli après qu’elle fut tombée sans vie. Contrairement à son habitude et à l’habitude générale, elle n’avait pas poussé la targette, ce qui fit penser au père (mais fugacement et presque à son insu, au moment où il avala) que peut-être sa fille, tout en pleurant, avait espéré ou souhaité que quelqu’un ouvrît la porte et l’empêchât de faire ce qu’elle avait fait, non par la force mais par sa seule présence, en posant le regard sur sa nudité vivante ou la main sur son épaule. Mais personne — sauf elle cette fois, et parce qu’elle n’était plus une enfant — n’allait dans la salle de bains pendant le déjeuner. Le sein qui n’avait pas reçu l’impact était bien visible, maternel, blanc et ferme encore, et ce fut vers lui que se portèrent instinctivement les premiers regards, surtout pour éviter de se porter sur l’autre, qui n’était déjà plus ou n’était plus que sang. Il y avait des années que le père n’avait pas vu ce sein, il cessa de le voir lorsqu’il se transforma ou devint maternel, il en fut donc effrayé, mais aussi troublé. L’autre fille, qui en revanche l’avait vu changer à l’adolescence et peut-être après, fut la première à toucher sa sœur, et avec une serviette (sa propre serviette de toilette bleu pâle, celle qu’elle avait tendance à prendre) elle essuya les larmes sur le visage, mêlées de sueur et d’eau, puisque avant que le robinet ne fût fermé, l’eau ayant frappé la porcelaine, des gouttes étaient retombées sur les joues, le sein blanc et la jupe froissée de sa sœur sur le sol. Elle voulut, à la hâte, essuyer le sang comme si cela pouvait la guérir, mais la serviette s’imbiba aussitôt et fut hors d’usage, elle se teignit aussi. Au lieu de la laisser s’imbiber et d’en recouvrir le buste, elle la retira tout de suite en la voyant si rouge (c’était sa serviette) et la laissa pendre sur le rebord de la baignoire, d’où elle se mit à goutter. Elle parlait, mais la seule chose qu’elle parvenait à dire était le prénom de sa sœur, et elle le répétait. L’un des invités ne put s’empêcher de se regarder de loin dans la glace et de se lisser les cheveux une seconde, le temps de s’apercevoir que le sang et l’eau (mais pas la sueur) l’avaient éclaboussée et, par conséquent, tout reflet qu’elle renvoyait, y compris le sien quand il se regarda. Il restait sur le seuil, sans entrer, ainsi que les deux autres invités, comme s’ils considéraient, bien qu’à ce moment-là les règles sociales fussent oubliées, que seuls les membres de la famille étaient autorisés à le franchir. Tous trois tendaient le cou, le corps incliné comme des adultes écoutent un enfant, sans faire un pas de plus par dégoût ou respect, peut-être par dégoût, bien que l’un d’eux fût médecin (celui qui s’était regardé dans la glace) et qu’il eût été normal qu’il se fît un passage avec assurance et examinât le corps de la fille ou que du moins, genou à terre, il lui posât deux doigts sur le cou. Il ne le fit pas, même quand le père, de plus en plus pâle et chancelant, se tourna vers lui et, montrant le corps de sa fille, dit : « Docteur », d’un ton implorant mais dénué d’emphase, pour aussitôt lui tourner le dos, sans attendre de voir s’il répondait à son appel. Il tourna le dos non seulement au médecin et aux autres, mais aussi à ses filles, celle qui était vivante et celle qu’il n’osait encore donner pour morte et, les coudes sur le lavabo et les mains soutenant son front, il se mit à vomir tout ce qu’il avait mangé, y compris le morceau de viande qu’il venait d’avaler sans le mâcher. Son fils, le frère, bien plus jeune que les deux filles, s’approcha de lui, mais en guise d’aide ne parvint qu’à s’accrocher aux pans de sa veste comme pour le retenir et l’empêcher de vaciller sous l’effet des spasmes, or pour ceux qui le virent ce fut plutôt une quête de protection quand son père ne pouvait y répondre. On entendit siffloter. Le commis de l’épicerie, qui flânait parfois avec la commande jusqu’à l’heure du repas et déchargeait ses caisses lorsque la détonation avait retenti, tendit aussi le cou tout en sifflotant, comme font d’ordinaire les jeunes gens en marchant, mais il s’interrompit net (il était du même âge que le fils cadet) en voyant des chaussures à talon à demi déchaussées ou qui ne tenaient plus qu’à la pointe des pieds et une jupe largement remontée et tachée — des cuisses tachées —, car de là où il se trouvait c’était tout ce que l’on pouvait voir de la fille affaissée. Comme il ne pouvait entrer ni rien demander, que personne ne s’occupait de lui et qu’il ne savait pas s’il devait remporter les bouteilles vides, il retourna à la cuisine en sifflotant encore (mais cette fois pour dissiper sa peur ou calmer l’émotion) en pensant que tôt ou tard réapparaîtrait dans les parages la femme de chambre qui normalement lui donnait les instructions et qui pour le moment ne se trouvait ni dans son secteur ni avec ceux du couloir, contrairement à la cuisinière qui, comme membre associé à la famille, avait un pied dans la salle de bains, l’autre en dehors, et s’essuyait les mains à son tablier, à moins qu’elle ne se signât avec. La femme de chambre, qui au moment du coup de feu lâchait sur la table de marbre de l’office les plats vides qu’elle rapportait, et qui de ce fait l’avait confondu avec leur fracas simultané, avait ensuite disposé sur un plateau, avec mille précautions mais sans grande habileté — tandis que le commis vidait ses caisses à grand bruit lui aussi —, le gâteau glacé qu’on l’avait chargée d’acheter ce matin-là puisqu’il y avait des uploads/Litterature/ un-coeur-si-blanc-javier-marias.pdf
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- Publié le Aoû 27, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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