Jean Flori Chevaliers et chevalerie au Moyen Age HACHETTE Littératures © Hachet
Jean Flori Chevaliers et chevalerie au Moyen Age HACHETTE Littératures © Hachette Littératures, Paris, 1998. Avant-propos Evoquer les chevaliers et la chevalerie au Moyen Age, c'est faire revivre des images qui semblent universelles et sans équivoque : celles de nobles héros aux armures étincelantes, surgissant de châteaux forts en brandissant des bannières aux couleurs chatoyantes pour se jeter, la lance au poing ou l'épée à la main, au secours de l' affligé, de la veuve et de l'orphelin. Ces images, pourtant, sont multiformes. La réa lité l'était probablement davantage encore avant que ne s'impose dans les esprits le stéréotype dlu chevalier dont Cervantès a brossé à tout jamais la cruelle et touchante cari cature. Le mot chevalier lui-même est ambigu. Dès l'origine, il désigne à l'évidence un guerrier à cheval, mais la chevalerie n'est pas seulement la cavalerie. Il s'applique assez tôt à un personnage d'un rang social honorable, mais ne devient que très tardivement un titre de noblesse. La chevalerie, en effet, a partie liée avec la noblesse, mais ne peut lui être assimilée. Le chevalier, enfin, est doté d'une éthique dont les divers aspects varient en intensité selon les époques : devoirs de service mili taire, vassalique ou féodal, dévouement envers l'Eglise ou envers le roi, le patron, le seigneur ou la dame, grandeur d'âme et sens de l'honneur, humilité mêlée d'orgueil. Tous ces éléments font, à titres divers, partie de l'idéal chevaleresque proposé au chevalier par les acteurs de la vie sociale au Moyen Age : l'Eglise d'abord, qui possède le quasi-monopole de la culture et qui diffuse, par les multiples moyens « média tiques » de l'époque, sa propre idéologie ; l'aristocratie laïque, très liée à la chevalerie, qui prend peu à peu conscience d'elle même et de ses valeurs, et qui résiste à l'influence ecclésias- tique, imposant à son tour, de l'intérieur, ses propres manières de sentir, d'agir et de penser. C'est l'interaction de ces deux pôles, ecclésiastique et aris tocratique, qui a donné au soldat qu'est d'abord le chevalier une déontologie professionnelle, une dignité sociale et un idéal aux multiples facettes. C'est elle qui a fait naître la che valerie, la retouchant peu à peu, au fil des siècles, jusqu'à l'image achevée qu'en donne Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche des anciens livres d'histoire. Une image d'Epi nal qui nous enchante, mais qui masque la réalité mouvante dont ce livre cherche à retracer l'histoire. La chevalerie, c'est d'abord un métier, celui qu'exercent, au service de leurs maîtres, leur seigneur ou leur roi, des guer riers d'élite combattant à cheval. Les méthodes de combat spécifiques de cette cavalerie lourde la transforment bientôt, par le coût des armements et l'entraînement qu'elles néces sitent, en élite aristocratique. La fonction guerrière se concentre sur une classe sociale qui la considère comme son privilège exclusif. Cette fonction a une éthique. A l'ancien code déontolo gique de la chevalerie guerrière des premiers temps, fondé sur le devoir d'obéissance au seigneur, de courage et d'efficacité au combat se sont mêlés, issus de l'ancienne idéologie royale, les devoirs de défense du pays et de ses habitants, de protec tion des faibles, veuves et orphelins, que l'Eglise a fait glisser des rois aux chevaliers lorsque, à l'époque féodale, le déclin du pouvoir central a révélé la puissance effective des châte lains et de leurs chevaliers. Cet idéal inspiré par l'Eglise n'a pas seul influencé la men talité chevaleresque. La littérature, exprimant les aspirations plus laïques des chevaliers eux-mêmes, leur a fourni, en la personne de ses héros, des modèles de comportement qui, plus que d'autres peut-être, ont contribué à former l'idéologie chevaleresque, fondée sur des valeurs qui lui sont propres et que la chevalerie vénère et perpétue. Cette idéologie a ses grandeurs. Elle a aussi ses tares. Les reconnaître n'est pas dénigrer un idéal qui, bien que lointain, perdure encore peut être au fond de nous-mêmes. LA POLITIQUE Terreau romain . et semences germarnques nt-vie siècle La chevalerie, telle que nous l'avons sommairement défi nie, ne se rencontre guère en Occident qu'à partir du XIe ou du XII' siècle. On ne saurait cependant faire l'économie d'une rapide esquisse des profondes mutations politique, sociale et religieuse qui en ont permis l'émergence. Quelles sont-elles, et quels en sont les facteurs ? Pendant la période considérée dans ce chapitre (me-VIe siècle), trois acteurs principaux ont occupé le devant de la scène. L'Empire romain forme le substrat culturel et fournit la base démo graphique de l'Europe occidentale ; les peuples barbares, principalement germaniques, s'y sont introduits plus ou moins pacifiquement avant de prendre le contrôle politique de ses dépouilles ; le christianisme, sous des formes diverses, a fini par pénétrer les deux entités romaine et germanique pour conférer à la nouvelle société issue de leur fusion sa seule unité réelle, rassemblant ses éléments divers pour former, à la fin de notre période, une « chrétienté occidentale ». Chacun de ces trois acteurs a contribué Ļl façonner l'entité nouvelle. Nous nous contenterons de signaler les traits qui jouèrent un rôle important dans l'élaboration lente d'une société et d'une mentalité conduisant à l'apparition de la che valerie, explorant ici sa préhistoire 1• L 'héritage de Rome Petite cité du Latium devenue en quelques siècles maî tresse du monde méditerranéen, Rome la guerrière a marqué profondément de son empreinte l'aire géographique qui 12 CHEY ALIERS ET CHEVALERIE AU MOYEN AGE deviendra l'Occident médiéval. Par sa langue, ses institu tions, son droit, sa culture, la civilisation romaine constitue le fonds commun dans lequel sont venus se mêler les deux autres apports, germanique et chrétien, dont nous avons parlé plus haut. Peut-on pour autant retrouver, dans le terreau romain, les plus profondes racines de la chevalerie ? On pourrait le croire en lisant les auteurs ecclésiastiques. Imprégnés de culture latine, ils n'ont cessé, tout au long du Moyen Age, de situer dans !'Antiquité romaine l'origine de toute chose. Aussi n'est-il pas surprenant de trouver, sous la plume de Ri cher de Reims, à l'extrême fin du xe siècle, une référence à l'ordre équestre (ordo equestris), classe aristocratique de créa tion impériale romaine, pour désigner le caractère illustre de la famille d'Eudes de France 2• Il nous faut pourtant renon cer à cette piste : Richer, par cette expression, ne désigne aucunement la chevalerie, mais bien plutôt la noblesse, qu'il oppose même à la classe, à ses yeux bien inférieure, des guer riers, fussent-ils à cheval (milites, ordo militaris 3 ). Selon lui, la classe équestre romaine correspond bien à la noblesse franque qu'elle a peut-être engendrée, mais la future « che valerie » n'en dérive aucunement. L'ordre équestre, fondé par Auguste pour lutter contre la trop grande puissance des familles sénatoriales qui lui étaient hostiles, a bien un temps occupé la majeure partie des postes importants de l'administration civile et plus encore militaire. C'est le cas particulièrement sous Gallien qui, en 260, inter dit l'accès des sénateurs aux commandements militaires. C'est l'époque où l'administration tout entière se militarise, et où les fonctions publiques, mêmes civiles, sont organisées sur le modèle de l'armée et portent le nom de militia, les fonctionnaires sont ceints d'un cingulum, plus ou moins précieux selon leur rang, marque de leur dignité et de leur autorité. Mais les membres de l'ordre équestre se sont depuis fondus dans cette aristocratie sénatoriale pour former une sorte de noblesse héréditaire. S'il est bien vrai que l'ordre équestre, en plein essor au me siècle, se composait à la fois de bureaucrates civils de formation juridique et de chefs TERREAU ROMAIN ET SEMENCES GERMANIQUES 13 militaires, préfets chevaliers commandant les légions, la réac tion politique, sous Constantin, fit pratiquement disparaître cette classe, absorbée par l'ordre sénatorial. L'aristocratie se retire sur ses terres, où elle concentre richesse et pouvoir local. L'armée de l'Etat ne l'intéresse plus guère. Elle-même dispose d'ailleurs, pour protéger ses immenses palais ruraux, de véritables armées privées. Cette puissante aristocratie pro vinciale se révèle comme la seule force pouvant s'opposer aux chefs militaires de l'armée impériale. A partir de Constantin, en effet, la séparation des pou voirs civils et militaires des époques précédentes est remise en càuse, et les généraux (magistri militum) en viennent à dominer l'administration civile. Ils deviennent les seuls interlocuteurs. L'armée est partout présente, à l'intérieur même de l'empire, et c'est une armée de plus en plus barba risée. Tels sont les deux traits majeurs, consécutifs aux réformes de Constantin, qui vont durablement orienter l'évolution future. Devenus financiers, administrateurs et surtout gros pro priétaires terriens, les membres de l'aristocratie romaine ont longtemps profité de la paix intérieure garantie par des légions établies sur les frontières (limes). Mais les premières incursions barbares ont démontré l'incapacité de ces grosses unités de 6 000 soldats à verrouiller efficacement les fron tières. On s'oriente désormais vers un double système de protection. D'une part, aux frontières, on accroît le nombre des légions ramenées à des effectifs plus modestes, d'autre part, on crée, à l'intérieur de l'empire, une armée de troupes d'élites cantonnées dans les villes, prêtes à se porter au devant des uploads/Litterature/ chevaliers-et-chevalerie-au-moyen-age.pdf
Documents similaires
-
20
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Sep 30, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 3.1107MB