XVII-XVIII. Bulletin de la société d'études anglo-américaines des XVIIe et XVII
XVII-XVIII. Bulletin de la société d'études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles William Blake : l'allégorie, l'exemple et le sentiment de vérité Patrick Menneteau Citer ce document / Cite this document : Menneteau Patrick. William Blake : l'allégorie, l'exemple et le sentiment de vérité. In: XVII-XVIII. Bulletin de la société d'études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles. N°41, 1995. pp. 37-50; doi : https://doi.org/10.3406/xvii.1995.1304 https://www.persee.fr/doc/xvii_0291-3798_1995_num_41_1_1304 Fichier pdf généré le 27/03/2018 WILLIAM BLAKE : L'ALLÉGORIE, L'EXEMPLE ET LE SENTIMENT DE VÉRITÉ L'allégorie est une technique littéraire souvent employée à des fins didactiques, en particulier d'ordre religieux. Son principe de base consiste en un discours à deux niveaux de signification: un sens littéral dénotatif, et un second sens, qui fait intervenir de façon beaucoup plus engagée l'interprétation personnelle du lecteur. Ce second discours s'adresse à une capacité de réception chez le lecteur qui ne relève pas simplement de la reconnaissance des mots ou du raisonnement logique. Elle fait entrer en ligne de compte une sorte d'"inspiration," qui trouve sa source dans le texte mais dont le lieu d'épanouissement est l'écho que celui-ci suscite chez le lecteur. Or, la nature de cet écho est conditionnée par l'être de celui qui lit autant que par la nature du texte, ce qui associe nécessairement la lecture de l'allégorie aux données de ce que les philosophes de l'interprétation appellent la phénoménologie. Après avoir rendu compte du concept général de l'allégorie dans la littérature, cette étude se concentrera sur l'idée particulière que s'en fait William Blake, afin d'en envisager les conséquences au plan de la lecture.1 Celle-ci devra en effet être déterminée par un certain nombre de vues proprement blakiennes, comme la notion d'exemple, dont l'interprétation se fait le reflet de l'âme du lecteur. Ces considérations permettront alors de définir des principes de lecture qui seront appliqués aux Songs of Innocence and of Experience et à The Book of Urizen. Finalement, les dimensions supralittéraires de la poésie, ses enjeux spirituels, orienteront le sentiment intérieur de vérité que Blake, à côté de David Hume, et un siècle avant Husserl, identifie comme fondement ultime de l'interprétation individuelle, vers la connaissance de soi. Dans la Bible, où les considérations d'ordre religieux priment sur l'aspect purement philosophique ou littéraire, l'allégorie est parfois 1. Éditions de référence: - Blake's Poetry and Designs, éd. Mary Lynn Johnson and John E. Grant (New York and London: Norton, 1979). - Blake, Complete Writings, éd. Geoffroy Keynes (1957; Oxford: Oxford UP, 1984). La pagination renvoie à l'édition "Norton," ou, dans le cas où la citation ne s'y trouve pas, à l'édition "Keynes," plus complète: elle est alors précédée de la lettre K. 38 PATRICK MENNETEAU synonyme de sélection: "Que celui qui a des oreilles entende," dit parfois le Christ quand il utilise le genre particulier de la parabole. Visiblement, son but n'est pas de communiquer au sens le plus large.2 À la lisière des domaines littéraires et religieux, deux prédécesseurs immédiats de William Blake, connus de lui et cités par lui, ont recours à l'allégorie en tant que stratégie narrative: pour Milton, dans Paradise Lost (1667), et pour Bunyan, dans The Pilgrim's Progress (1678), l'utilisation de personnages représentant par exemple des vices et des vertus relève de l'intention didactique. Il s'agit d'influencer le plus grand nombre, y compris ceux qui n'ont qu'une connaissance limitée de l'arrière-plan biblique, même si celle-ci donne à la lecture de ces œuvres une autre dimension. À l'époque de Blake en tout cas, l'allégorie, méthode de sélection ou procédé didactique, est fermement établie dans le domaine littéraire anglais, grâce à des auteurs comme Chaucer, Spencer, ou Swift, qui l'utilisent parfois encore à des fins de satire sociale ou politique. Grâce à son caractère ambigu, elle peut alors être un moyen d'échapper à la censure. L'auteur, en quête d'innocence, n'impose aucune interprétation obligatoire du texte, ce qui laisse au lecteur l'entière responsabilité de sa lecture. Malgré son évolution littéraire, l'allégorie conserve donc ces deux caractéristiques: ambiguïté du double sens et responsabilité du lecteur. Au premier abord, William Blake semble faire largement usage de cette technique. Certaines de ses descriptions pourront par exemple évoquer le personnage historique du roi Georges III, la faculté humaine de la raison, ou le Dieu de l'Ancien Testament, sous les traits d'un personnage aux dimensions mythologiques comme Urizen... Une conséquence immédiate de ce premier constat est que l'interprétation du texte requiert la mise en correspondance de celui-ci avec des éléments qui lui sont extérieurs: Cari Jung verra par exemple dans les quatre Zoas qui émanent d'Albion les quatre composantes de sa géographie psychanalytique.3 Le texte ne saurait donc être pris comme unité autosuffisante, ni même comme élément d'une structure littéraire dont on chercherait à identifier les principes constitutifs internes: il n'est qu'indice et invitation à dépasser son propre cadre "littéraire." Il faut aller puiser ailleurs, dans un contexte historique, idéologique ou autre, les fondements de sa lecture, thèse qui sera radicalement contredite à la fin des années cinquante par Northrop Frye: In literature, questions of fact or truth are subordinated to the primary literary aim or producing a structure of words for its own sake and the 2. Voir par exemple Matthieu 11.15: "He that hath ears to hear, let him hear." 3. Carl Jung, L'Homme à la découverte de son âme (1928; Paris: Albin Michel, 1987). WILLIAM BLAKE : L'ALLÉGORIE ... 39 sign-values of symbols are subordinated to their importance as a structure of interconnected motifs. Wherever we have an autonomous verbal structure of this kind, we have literature.4 Est-ce à dire qu'il faudrait déterrer les hypothèses critiques de Wilheim Dilthey et de Erick D. Hirsh pour maintenir que, pour lire un poème de Blake, il est indispensable d'avoir à l'esprit l'"horizon" de l'ensemble de son œuvre, sa thématique privilégiée, ses positions idéologiques? Certes, cela éviterait les contresens ponctuels,5 mais remplacer des considérations de structure limitées au plan particulier de chaque poème par d'autres qui les mettent en relation avec une structure globale de l'œuvre est-il suffisant? Est-il encore possible, après les travaux de Heidegger et de Husserl sur l'intentionalité du sujet interprétant de faire semblant de croire que le réel (du monde ou du texte) se réduit à un ensemble de structures tenues pour "objectives"? D'un autre côté, la multiplication des actes interprétatifs individuels sonne- t-elle le glas du discours critique traditionnel? Des éléments de réponse, qui sont en fait des invitations à pousser plus avant cette réflexion, se trouvent déjà dans un certain nombre de vues proprement blakiennes sur les "règles de lecture." L'arrière-plan informatif de l'allégorie blakienne, si allégorie il y a, est en effet maintes fois rappelé par le poète lui-même en des endroits particulièrement stratégiques comme les exergues ou les préfaces:6 il s'agit de la thématique centrale de l'incarnation, de la descente de 4. Northrop Frye, Anatomy of Criticism (Princeton: Princeton UP, 1957) 75. 5. Voir notamment le contresens interprétatif de Jakobson sur la métaphore du nuage de "Infant Sorrow," dans son article "Sur l'Art verbal des poètes-peintres: Blake, Rousseau et Klee" (1973), Huit Questions de poétique (Paris: Seuil, 1977) 128-41. Contrairement à ce qu'il affirme (129), celle-ci n'évoque pas le placenta mais, comme dans "A Little Black Boy, " le corps. Dès lors que l'on interprète ainsi ce poème à la lumière de la symbolique développée par le poète en d'autres endroits (voir "A Little Black Boy" pour la métaphore du nuage qui représente le corps; "To Tirzah" pour l'idée que le corps est d'abord enfermement de l'âme; et The Everlasting Gospel, où l'évolution spirituelle passe par le rejet des parents, à l'instar de ce que fait le Christ dans la Bible...), un nouvel horizon interprétatif s'ouvre au lecteur, dans lequel cette naissance particulière se révèle image de la tragédie universelle de la descente de l'âme dans le corps. "Infant Sorrow" reprend alors en écho le thème de bien d'autres poèmes (en particulier Jerusalem, K688) et devient l'illustration de l'erreur (d'où la tritesse) qui consiste à se tourner vers la mère corporelle aux dépens de l'aspiration spirituelle. 6. Voir Vala, or the Four Zoas: His fall into Division & his Resurrection to Unity, His fall into the Generation of Decay & Death & his Regeneration by the Resurrection from the dead." (217) ou le début de Jerusalem: Of the Sleep of Ulro! and of the passage through Eternal Death! and of the awakening to Eternal Life. This theme calls me in sleep night after night, & ev'ry morn Awakes me at sun-rise. ..." (313) 40 PATRICK MENNETEAU l'âme dans le corps, ou de l'esprit dans le monde matériel, puis de son éveil à la vision divine. Qu'il corresponde ou non aux mouvements archétypaux de la tragédie et de la comédie, qui eux-mêmes renverraient, selon Northrop Frye, à la succession des saisons,7 ce diptyque fondamental oppose d'abord radicalement le poète aux partisans du "Design Argument," selon lesquels l'harmonie du monde matériel est l'indice d'une création divine. Ici, le monde est déchu, et le langage, qui en fait partie, est nécessairement inadéquat à l'expression d'une vision divine: il ne peut être que désespoir.8 C'est uploads/Litterature/ william-blake-alle-gorie-exemple-ve-rite.pdf
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- Publié le Aoû 29, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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