Préface C’est au printemps 1990 que j’ai rencontré Giuliano Gliozzi. Nous étion

Préface C’est au printemps 1990 que j’ai rencontré Giuliano Gliozzi. Nous étions dans l’île de la Réunion, la bien nommée, pour un colloque pluridisciplinaire consacré aux Métissages. Le lieu ne pouvait être mieux choisi que cette île qui, depuis trois cents ans, est le creuset d’un brassage de populations venues d’Europe, d’Afrique et d’Asie. Pendant une semaine, nous nous sommes retrou- vés régulièrement pendant et hors des sessions. Je me souviens de la soirée du 1er avril, peu après notre arrivée. Nous avions dîné tous deux au restaurant le « Roland Garros », à proximité de l’océan et du Barachois, débarcadère flanqué de canons où accostaient jadis les colons venus de France et les esclaves trans- portés d’Afrique. J’avais dit à Giuliano mon admiration pour son livre Adamo e il nuovo mondo et l’importance qu’il avait tenue dans mes propres recherches, ma thèse de doctorat étant depuis peu terminée. Ce livre de vaste ampleur m’avait non seulement ouvert le compas de la longue durée, mais de plus révélé l’exis- tence de textes qui touchaient au cœur de mon enquête, plus restreinte pourtant dans l’espace et dans le temps. C’est Adamo, je veux dire Giuliano, qui m’a par exemple montré l’importance du théologien calviniste Du Plessis-Mornay, non seulement dans la propagande en faveur du monogénisme à la fin du XVIe siècle, mais aussi et simultanément dans la justification nouvelle de l’expansion euro- péenne au nom de réalités géopolitiques. C’est encore Giuliano qui attira plus tard mon attention sur un passage négligé de ce Jean de Léry que je croyais bien connaître et que je m’apprêtais à éditer : la mention expresse des quatre cavaliers de l’Apocalypse dans ce texte qui passe pour avoir donné naissance au mythe du Bon Sauvage, confirmait le caractère profondément pessimiste du « bréviaire de l’ethnologue ». Sur ces points, qui peuvent paraître de détail, mais aussi, comme on verra, sur des questions de méthode, je peux dire que j’ai été à ma manière l’élève, lointain et buissonnier, de Giuliano, de dix ans mon aîné. Depuis longtemps je connaissais et je pratiquais l’œuvre maîtresse de Giuliano, mais ce soir du 1er avril 1990 à Saint-Denis de la Réunion, dans une ville endormie et bientôt fouettée par l’averse qui crépitait, j’ai découvert l’hom- me, le compagnon, l’ami. Nous avions bavardé si avant dans la nuit que nous avons dû rentrer à pied à notre hôtel, situé sur les hauteurs dominant la ville. Durant la longue heure de marche qui nous séparait du gîte, la pluie nous sur- prit. Je me souviens de notre halte forcée sous un auvent, pendant que l’ondée tropicale, chaude et odorante, frappait autour de nous les palmes et les feuillages. Nous avons attendu, tenté de faire de l’autostop, lorsque de rares voitures abor- 3 daient la montée dans des gerbes d’éclaboussures. En vain. Nous sommes rentrés fort tard, épuisés et trempés, comme deux écoliers de retour d’escapade. Ce soir- là j’avais été conquis par la gentillesse de Giuliano, frappé en outre par une modes- tie et une réserve qui, de prime abord, pouvaient passer pour de la timidité. Les jours suivants, il s’est constitué autour de Giuliano une bande d’amis de toutes origines et de toutes nationalités, venus de la proche Afrique aussi bien que de l’Europe plus lointaine. Ce colloque Métissages fut sans doute l’un des plus cordiaux auxquels il m’ait été donné d’assister. La douceur du climat, en ce printemps austral, n’était pas la seule raison de cette convivialité heureuse. Il y eut indiscutablement, favorisé par l’insularité provisoire imposée aux partici- pants, métissage de sympathies et d’idées. Un an plus tard à peine, le 30 mai 1991, Giuliano s’éteignait des suites d’une maladie que rien, lors de notre ren- contre de la Réunion, ne laissait encore prévoir et qui se déclarait peu après son retour en Italie. Il était âgé tout juste de quarante-neuf ans. Giuliano Gliozzi était né à Turin le 29 avril 1942 dans une famille de tradi- tion laïque. Son père était professeur de mathématique et physique au lycée Cavour de la capitale piémontaise. Assistant dès 1968, puis professeur de philo- sophie morale à l’université de Cagliari en Sardaigne, Giuliano fut ensuite, à par- tir de 1973 et jusqu’à la fin, professeur d’histoire de la philosophie à l’université de Turin. Ce chercheur était aussi un pédagogue, auteur d’un cours d’histoire pour le secondaire, et un militant de la gauche extraparlementaire, engagé de cœur, de corps et d’esprit dans le combat social. Il avait épousé Anna Bertolé, professeur dans un lycée de Turin, et il était père de deux enfants, Giovanna et Antonio. À sa mort, après un an de lutte contre le mal, durant lequel il étudia et enseigna tant que la rémission le permit, il laissait inachevée une étude sur l’an- thropologie de Jean-Jacques Rousseau, son auteur de prédilection. De ce livre qui aurait constitué la suite et le pendant d’Adamo, seuls les deux premiers cha- pitres ont été rédigés, publiés depuis par les soins de ses amis1. Lors du colloque de la Réunion, Giuliano présenta une communication sur « Le Métissage et l’histoire de l’espèce humaine, de Maupertuis à Gobineau », qui me paraît exemplaire de sa méthode et témoigne chez lui de l’alliance rare entre les qualités du philosophe et celles de l’historien. Le débat sur le métissa- ge, qui conduit de Maupertuis et Buffon à Gobineau et Lévi-Strauss, est recons- titué dans sa minutie sur deux siècles. C’est de prime abord, au degré d’abstrac- tion le plus élevé, la reconstruction d’une configuration générale – tableau ou carte – dont les diverses hypothèses combinatoires sont méthodiquement explo- rées : métissage naturel/contre-nature, fécond/stérile, vecteur d’altération ou de retour à l’identité primitive, dégradant ou exaltant, porteur d’une régénération de l’humanité ou, comme le pensait Gobineau, agent de sa mort lente. La struc- ture étant posée, ses diverses ramifications dessinées et explorées, il apparaît que cette intelligence parfaite des mécanismes de la pensée ne constitue pas une fin en soi. C’est alors qu’intervient l’historien, qui rattache les différents choix adop- 4 tés par les philosophes, les naturalistes, les idéologues ou les hommes politiques, au substrat historique et social qui les motive et les fonde en réalité. La lisibilité de la structure intellectuelle initialement dégagée est alors propice à l’analyse des rapports qui lient tel ou tel groupe, à une époque donnée, à l’idéologie qu’il véhi- cule et où il se reconnaît. Pareil schéma, de surcroît, est dynamique, et les posi- tions occupées par les différents acteurs varient dans le temps. Un peu comme au jeu des chaises musicales, les partenaires échangent leurs places sur l’échiquier philosophique, quand les enjeux économiques, moraux et religieux se déplacent. C’est par exemple la Révolution française et la révolte des noirs d’Haïti qui don- nent une signification nouvelle à l’hypothèse traditionnelle, voire canonique du point de vue du christianisme, de l’unité du genre humain. C’est encore Gobineau qui, reprenant cette hypothèse, élaborée sous sa forme moderne par Buffon, en fait un usage détourné et à coup sûr pervers. Le métissage qui a pro- duit, à l’en croire, les arts et les plus hautes civilisations, conduira à terme, par l’épuisement de ses possibilités, des plus favorables aux plus nocives, à l’extinc- tion de l’espèce. Si bien que l’espoir que Buffon et avec lui les Lumières nour- rissaient d’un progrès continu de l’humanité par croisements et « blanchiment », s’inverse, un siècle et demi plus tard, chez cet aristocrate déçu de l’ère du capita- lisme industriel triomphant, en nostalgie des grands aryens disparus2. La méthode est celle-là même que l’on retrouve dans le grand œuvre de Giuliano Gliozzi. Philosophe de formation, Giuliano en possédait la clarté, la sûreté conceptuelle, l’aisance à se mouvoir dans le labyrinthe des idées et plus encore à y conduire d’une main ferme son lecteur. Adam et le Nouveau Monde explore, à travers leurs incarnations historiques successives ou simultanées, les diverses hypothèses permises par le texte biblique pour l’explication du peuple- ment de l’Amérique, à partir notamment de l’un ou l’autre des trois fils de Noé, Sem, Cham ou Japhet. De cette réflexion exemplaire se dégage une double mise en garde. Au regard de l’esprit, les idées sont plus préhensibles que les faits, car elles lui sont en quelque sorte homogènes, ou, pour mieux dire, consubstantielles. D’où la ten- tation, que déjà dénonçait Marx, de remplacer ceux-ci par celles-là. Le second écueil, inséparable du précédent, réside dans le schématisme de pensée. Contre la paresse intellectuelle qui aime à se forger des « mythes » sur lesquels elle rêve ensuite avec une sorte de délectation morose, Giuliano, au début de son grand livre, rappelle qu’il convient d’appréhender la diversité du réel dans son incohé- rence première et dans la richesse de ses contradictions flagrantes ou cachées, au lieu de le ramener d’emblée, par une réduction hâtive, à une unité impénétrable et mystérieuse. C’est ainsi qu’il stigmatise à juste titre les tenants du primitivis- me doux, les chantres du rêve de l’âge d’or et des peuples libres et nus. Il n’y a pas, sauf uploads/Litterature/adam-et-le-nouveau-monde.pdf

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