L'ENDURANCE DE LA PENSÉE Pour saluer Jean Beaufrel René CHAR '\fartin HEIDEGGER

L'ENDURANCE DE LA PENSÉE Pour saluer Jean Beaufrel René CHAR '\fartin HEIDEGGER : Temps et Stre * Beda ALLEMANN - Jean-Paul ARON - Kostas AXELOS Jacques BERQUE - Maurice BLANCHOT - Hartmut BUCHNER - Michel BUTOR - Michel DEGUY Jacques DERRIDA - Dominique FOURCADE - Gérard GRANEL - I. KRUMMER-SCHROTH Roger LAPORTE - Henri MATHIEU - Roger MUNIER - H. W. PETZET - Eugène VINAVER * Marcel JOUHANDEAU PLON J\ /Î - n L 25 r; t- ~ (.? © Librairie Pion, 1968. L'ENDURANCE DE LA PENSÉE Pour saluer Jean Beaufret Aevmn 8' ÔfJ.ws d7reÔVT(Y. vôep ~eb(Y.{ws. Parménide, IV, 1. Beda A llemann Kafka et l'histoire A pl'opos du fragment en prose La muraille de Chine. Plus de quarante ans après la mort de Kafka, son œuvre reste aussi énigmatique qu'au premier jour. Une fois dépassée la définition superficielle qui tente de se rassurer en faisant de Kafka le poète du labyrinthe, ce caractère énigmatique ne s'impose qu'avec plus de force. Il doit avoir son fondement dans l'essence même de la manière d'écrire, pourtant s1 lucide, de Kafka. Il serait donc irréfléchi de vouloir en rejeter la responsabilité sur la littérature secondaire qui a démesurément proliféré auteur de lui. Certes cette littérature n'a pas peu contri- bué à la confusion, même lorsqu'elle proposait des solu- tions trop commodes pour déchiffrer Kafka. Mais d'un autre côté la recherche scientifique a également aidé nos représentations de Kafka à se différencier et permis de mieux saisir de nombreux détails. Au fond, pourtant, il ne s'agit pas de cette alternance de confusion et d'éluci- dation, si l'on doit interroger le caractère fondamentale- ment énigmatique de l'œuvre de Kafka du point de vue de ses conditions de possibilité. Les indications qui vont suivre n'ont pas pour but de résoudre cette énigme. Elles veulent uniquement faire paraître plus clairement l'es- sence de l'énigme sous un aspect bien déterminé et trop rarement envisagé jusqu'ici. Cet aspect relève du rap- port de Kafka à l'histoire Par là on n'entend qu'en seconde ou en troisième ligne la position de Kafka au sein du champ de forces de l'histoire contemporaine de l'esprit et de la littérature. Ce qui constitue la base de cette position et lui permet d'être enfin ce qu'elle est 76 L'ENDURANCE DE LA PENS:ËE trouve son explication dans la conception très particu- lière de l'histoire qui se manifeste dans l'œuvre de Kafka et dans ses réflexions esthétiques. Bien que des figures historiques apparaissent à l'occasion dans le cercle de ses représentations, Kafka n'a pas écrit de récits ou de romans historiques au sens courant. On a pu dire avec une certaine justesse que le Procès et le Château se déroulaient dans une sorte de Moyen Age intemporel. Cela n'exclut pourtant pas du tout que l'historicité de l'existence ait été méditée par Kafka de façon plus fonda- mentale que par aucun écrivain moderne qui lui soit com- parable. Ce caractère fondamental présuppose d'ailleurs la destruction de la pensée historique courante immédia- tement contemporaine. Le sens de l'irréductible indivi- dualité de toute situation historique, développé depuis le xvn1• siècle par l'historicisme moderne, est aussi étranger à Kafka que l'idée d'un processus d'évolution historique. Deux choses faciles à démontrer. Je me limiterai pour commencer au récit fragmentaire La muraille de Chine dont la rédaction, selon les dernières tentatives de datation, remonte au printemps 1917. Il devra tenir lieu d'un grand nombre d'autres exemples que fourni- raient aisément les œuvres complètes de Kafka. Dans la relation qu'un contre-maître originaire du sud de la Chine fait de la construction de la grande muraille, le langage aborde finalement les rapports du peuple et de l'empereur de Chine. Le narrateur ne peut parler que du point de vue de sa patrie, la Chine du sud, mais ce point de vue est suffisamment remar- quable. En effet la grandeur immense de l'empire em- pêche que des nouvelles sûres ne parviennent du palais impérial de Pékin jusque dans les villages du sud. Les nouvelles se contredisent. « Certes on entendait ra- conter beaucoup de choses, mais on n'en pouvait rien tirer » (BK 77). Et même si une nouvelle sûre parvenait à filtrer, à son arrivée elle serait périmée depuis long- temps. Aussi le peuple ne sait-il même pas quel est au juste l'empereur actuellement régnant, et le doute plane jusque sur le nom de la dynastie. Des proclamations d'empereurs morts depuis longtemps sont accueillies comme des ordres actuels. « Des batailles de notre histoire la plus ancienne viennent seulement d'avoir lieu et ton voisin, les joues en feu, se précipite chez toi pour te les annoncer » (BK 80). Inversement on confond les souverains présents avec les morts. S'il L'ENDURANCE DE LA PENSBE 77 arrive qu'un fonctionnaire impérial vienne dans la pro- vince, les villageois échangent des sourires et croient savoir que l'empereur au nom duquel il parle appartient à une dynastie depuis longtemps éteinte. Il en résulte que le pouvoir central de l'empereur n'a aucune exis- tence actuelle pour les provinciaux et qu'ils vivent dans une singulière sorte de liberté. Le narrateur né en Chine du sud parle d'une confusion et d'une imprécision où demeure l'empire pour les Chinois. Sur la base des indications qu'il fournit, mais d'un point de vue mo- derne, européen, on serait tenté de rattacher cette im- précision à une forme de pensée spécifiquement my- thique et anhistorique qui n'a pas encore appris à séparer nettement le présent du passé. Les époques sont manifestement confondues par ces Chinois dans une sorte de rêve. Nous ne nous étonnons donc pas non plus d'entendre ce même narrateur nous parler de l'œuvre savante d'un auteur chinois qui compare la construction de la muraille de Chine avec celle de la tour de Babel et mélange les deux événements. Ce qui a réellement lieu échappe ainsi à une prise sou- cieuse d'éviter l'équivoque. Personne ne connaît les plans de l'immense muraille. Le soupçon se fait jour peu à peu qu'il s'est agit dès l'origine d'une œuvre purement fragmentaire, d'une construction partielle. Même pour celui qui parle avec un recul historique assuré, comme le narrateur chinois de Kafka, le plan d'ensemble de l'entreprise n'est pas reconnaissable. Il faut plutôt admettre que la décision de construire la muraille et l'autorité suprême qui dirige la construction ne sont pas des phénomènes historiques. « Non, le conseil suprême existait probablement depuis toujours, ainsi que la décision de construire la muraille. Inno- centes peuplades du Nord, qui croyaient avoir pro- voqué cette construction, vénérable et innocent em- pereur, qui croyait l'avoir ordonnée. Nous autres, cons- tructeurs de la muraille, nous avons une autre version des choses, mais nous nous taisons » (BK 76). Un événement historique, la construction de la muraille de Chine, est ici clairement soustrait à la dimension des processus historiques. Il n'y a aucun sens à cher- cher une motivation historique au commencement de la construction. Le domaine qu'il faudrait parcourir ici, « c'est l'illimité » (BK 74). Le narrateur lui-même devrait désespérer de raconter l'histoire de la construc- 78 L'ENDURANCE DE LA PENS:Ë.E tion de la muraille s'il ne se promettait un éclaircisse- ment décisif d'une méthode qu'il appelle « histoire comparée des peuples » et dont il dit : « il y a certaines questions dont c'est le seul moyen d'atteindre en quel- que sorte le vif » (BK 76). Cette remarque intervient au moment capital où le narrateur passe de la relation de ses propres expériences de contre-maître employé à la construction de la muraille à la description du type de pensée anhistorique particulier à ses compa- triotes. Nous nous trouvons ici à l'articulation logique de la construction du fragment narratif. Sa seconde partie est effectivement constituée par de l'histoire comparée des peuples dans la mesure où s'y trouve mis en évidence un trait fondamental, caractéristique de la pensée des Chinois. Cependant le fragment s'in- terrompt avant d'aborder la comparaison avec un type de pensée extérieur à la Chine. Et surtout, la combi- naison logique finale que l'on attendait à partir de cette articulation du texte n'est pas menée à son terme ; la question de savoir en quelle manière l'habi- tude chinoise de confondre les époques et les dynasties pourrait constituer une explication des phénomènes propres à la construction de la muraille de Chine n'est pas tranchée. Celui qui s'est un peu familiarisé avec les méthodes pleines de subterfuges de Kafka, surtout en ce qui concerne l'armature logique de ses récits, ne s'attendra guère à ce que la suite du fragment (dont l'éditeur, Max Brod, pense qu'elle a existé mais fut détruite par Kafka) lui fournisse une conclusion quasi scientifique. Toute l'expérience acquise dans la fréquen- tation des textes kafkaïens enseigne plutôt que l'annonce d'une démarche scientifique, telle qu'on la rencontre (entre autres) chez le narrateur, dans le fragment La muraille de Chine, n'aboutit jamais qu'à des para- doxes de pensée encore plus profonds et à des cercles vicieux d'hypothèses auxquels il n'existe plus aucune issue rationnelle. On pourrait citer parallèlement ici, comme exemples très voisins, les Recherches d'un chien ou le Rapport uploads/Litterature/allemann-1968-kafka-et-l-x27-histoire-in-char-ed-l-x27-endurance-de-la-pensee-pour-saluer-jean-beaufret.pdf

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