ALAIN BADIOU, JEAN-CLAUDE MILNER CONTROVERSE Dialogue sur la politique et la ph
ALAIN BADIOU, JEAN-CLAUDE MILNER CONTROVERSE Dialogue sur la politique et la philosophie de notre temps Animé par Philippe Petit ÉDITIONS DU SEUIL 25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe is bn 978- 2- 02- 109462-6 Éditions du Seuil, octobre 2012 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. www.seuil.com Non réconciliés par Philippe Petit Deux monstres, deux intelligences françaises souvent décriées, et jamais pour les mêmes raisons. Ils se sont ren contrés en 1967, durant les « années rouges » à Paris. L’un était alors professeur de lycée, l’autre revenait d’un séjour d’un an au MIT. Le premier est aujourd’hui le penseur français le plus lu à l’étranger, l’autre, qui l’est peu, s’est imposé dans l’Hexagone comme une figure intellectuelle d’envergure. Tous deux partagent un amour inconditionnel de la langue française et de sa dialectique particulière. Ils n’avaient pas confronté leurs parcours et leurs idées depuis leur rupture en 2000. Elle faisait suite à un article d’Alain Badiou paru dans Libération, qui avait déplu à Jean-Claude Milner. Il y raillait la trajectoire de Benny Lévy (1945-2003), un ancien compagnon d’armes et ami de Milner, passé, comme on sait, ou comme il le disait lui-même, de « Moïse à Mao et de Mao à Moïse». Ils ne s’étaient jamais vraiment entretenus de leurs divergences de façon aussi frontale. L’échange que le lecteur va découvrir entre Alain Badiou, né en 1937 à Rabat, et Jean-Claude Milner, né en 1941 à Paris, n’allait donc pas de soi. Il était susceptible de prendre fin au gré des circonstances. Il fut donc convenu, avec l’un et l’autre, qu’il serait mené jusqu’à son terme. Qu’on ne le laisserait pas s’installer dans des faux-semblants, et qu’il porterait autant 7 CONTROVERSE sur les questions de notre temps que sur le dispositif de pensée de l’un et de l’autre. Qu’il serait une occasion d’organiser sur la durée leurs démêlés, de s’expliquer sur leurs présupposés. Et qu’il devait fournir à la lecture un inventaire des différends qui opposent celui qui parle à celui à qui il parle, sans jamais perdre de vue ceux à qui ils s’adressent. Pour ce faire, il fallut organiser un protocole. Il fut décidé de nous rencontrer quatre fois, entre janvier 2012 et juin 2012. Les trois premières séances se passèrent sur canapé et fauteuil. La dernière autour d’une table. J’en avais fait la demande afin de varier le mode d’interlocution et d’étaler mes feuilles - en réalité, pour moduler au plus près le dialogue. Jean-Claude Milner craignait avec ironie d’être « dévoré » par le système, comme Kierkegaard par Hegel. Est-ce la table ? Est-ce la nature des thèmes abordés ? La dernière séance fut de loin la plus détendue. La conversation - c’en était une - fut menée à fleurets mouchetés. Ces rencontres avaient été préparées au cours d’un déjeuner où fut adressé un bref récapitulatif des points de friction entre les deux penseurs. L’infini en était un, l’universel et le nom juif aussi ; mais la discussion tourna assez vite en revue de presse internationale de haute tenue. La scène aurait pu avoir pour décor la bibliothèque d’une ambassade. Elle s’est déroulée dans un restaurant près de Notre-Dame. Alain Badiou et Jean-Claude Milner venaient de reprendre langue. Ils ont ce jour-là échangé leurs points de vue sur l’Allemagne et l’Europe, les campus américains et la vie politique française, mais ils n’ont pas évoqué le Proche- Orient. Peu importe : le dialogue avait été renoué entre eux, tant sur des points théoriques qu’autour d’analyses concrètes. Il ne restait plus qu’à l’orienter et à le tempérer pour éviter qu’il ne tourne mal. 8 NON RÉCONCILIÉS Les séances durèrent trois heures chacune et se déroulèrent comme convenu. L’épreuve de la relecture fut particulièrement féconde. Chacun des auteurs relut et corrigea sa partie, sans rien modifier du rythme des échanges, mais en précisant certaines formulations. Le passage de la parole à l’écrit resserra les arguments de chacun et intensifia encore le propos. La construction finale respecte néanmoins le ton de la conversation, alternant de longs développements et des réparties plus vives et saccadées. Elle traduit la qualité de l’écoute, l’étonnement, le désir de convaincre qui s’étaient fait jour à l’oral. Car s’il n’est pas de réflexion sans division interne au sujet et externe à lui, comme il n’existe pas de violence qui ne soit à la fois subjective et objective, il n’est pas de dialogue vrai sans que soient convoqués les présupposés et la méthode de chacun des interlocuteurs. Il ne suffit pas de s’opposer, encore faut-il convaincre et, lorsque cela ne peut advenir, il ne suffit pas de se justifier, il faut savoir s’expliquer sur ce qui fonde ses arguments. C’est, je crois, ce qu’ont parfaitement réussi Alain Badiou et Jean-Claude Milner dans ce dialogue. Ils ont polémiqué, parfois durement - au point de souhaiter ajouter un post-scriptum relatif à ce qui les taraudait le plus, à savoir leur position respective sur l’État d’Israël et sur la situation des Palestiniens -, ils se sont affrontés sur des questions centrales touchant par exemple au statut de l’universel et du nom juif, de la mathématique, de l’infini, mais ils ont aussi croisé leur jugement, ou plutôt harmonisé leur pensée, sur nombre de points concernant l’héritage des révolutions, l’œuvre de Marx, le droit international, les soulèvements arabes, la situation historique de la France, le rôle de la gauche parlementaire, le candidat «normal», le mouvement des Indignés, l’héritage de Nicolas Sarkozy, et bien d’autres points encore. 9 CONTROVERSE Ils se sont mis, en quelque sorte, d’accord sur leur désaccord et n ’ont pas craint de s’accorder sur le reste. Il le fallait, pour ne pas céder à la facilité, et ne pas donner l’impression que gisaient ici et là quelques sous-entendus susceptibles de laisser croire à une entente cordiale visant à mettre en scène avantageusement leurs deux parcours. Car c’est un point acquis de l’histoire intellectuelle française qu’elle n’est comparable à aucune autre. Elle n’est pas supérieure aux autres, elle ne témoigne pas d’une indifférence à l’étranger, mais elle est animée par son propre principe de division. C’est ainsi que Descartes - ce chevalier français - n’est pas plus français que Pascal, et que Rousseau, dans sa langue, ne l’est pas moins que Voltaire, n’en déplaise à Péguy et à tous ceux qui déses péraient de trouver une formule pour définir l’esprit français, dont Nietzsche voulut à tout prix capter le léger caractère. De cet essentialisme absurde, il n’y a rien à attendre. Mais il convient de prendre la juste mesure de ce qui distingue l’histoire intellectuelle française quant au style et à la pensée. Sartre fut à la fois un doctrinaire implacable et un analyste hors pair des tensions politiques, un prosateur dans la tradition des moralistes français et un intellectuel engagé au sens fort du terme. Alain Badiou est un philosophe intégral, apôtre de la phrase claire et conférencier de talent ; à la fois prosateur et fidèle à ses engagements. Son père, qui fut résistant et commentait devant son fils, sur une carte affichée au mur de son bureau, les avancées des armées alliées avant de devenir maire de Toulouse après la Libération, fut son premier mentor. Sartre et Althusser furent ses premiers maîtres, et les agitateurs publics qu’ont été les philosophes des Lumières, ses constants inspirateurs. Il n’est pas une ligne de son œuvre qui ne soit redevable de ces traditions multiformes auxquelles il faudrait ajouter les noms de Platon et de Lacan, qui nouent son idée de la vérité et sa conception du sujet. 10 NON RÉCONCILIÉS On ne peut rien comprendre au déploiement de son œuvre, à sa métaphysique et à sa récente entrée dans le débat public si on ne l’interprète à l’aune de cette histoire. Ce qui fait qu’Alain Badiou est aujourd’hui un penseur global, un philosophe international aussi connu en Argentine qu’en Belgique, en Grèce ou en Californie, tient à cet héritage autant qu’à sa capacité à le tenir à distance. Car le décalage est grand entre la manière dont il est perçu sur les rives de la Seine et celles de la Tamise. S’exprimant en langue anglaise partout où le besoin s’en fait sentir, traduisant en anglais ce que Beckett s’était évertué à exprimer en français, il mesure à quel point le rôle qu’il joue ici ou qu’on lui fait jouer ailleurs ne cor respond pas à la situation qui est la sienne. Bien que différente, l’empreinte laissée par la guerre sur la formation de Jean-Claude Milner fut elle aussi déterminante. Son père, un Juif d’origine lituanienne, était un habitué de Montparnasse. C’était un bon vivant, avare de ses souvenirs, taiseux sur son emploi du temps. Il fut dénoncé par une voisine pendant les années d’occupation et échappa au pire en uploads/Litterature/badiou-controverse-avec-milner.pdf
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- Publié le Oct 29, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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