Littératures de la France médiévale M. Michel zInk, membre de l’Institut (Acadé

Littératures de la France médiévale M. Michel zInk, membre de l’Institut (Académie des inscriptions et belles-lettres), professeur cours : humbLes et humILIés. récIts médIévaux de L’abaIssement Le titre du cours de cette année pouvait paraître contourné. Mais le thème en était simple : l’humiliation. simple aussi, ou du moins tranché, le paradoxe qu’offre à cet égard le monde médiéval. Une société de l’honneur dont la religion est une religion de l’humilité fondée sur une scène d’humiliation, celle de la passion du Christ. Pourquoi choisir le mot d’humiliation ? Pourquoi opposer l’honneur à l’humiliation et non pas à la honte, comme l’anthropologie le fait plus volontiers et comme y invitent les romans médiévaux eux-mêmes, où l’expression « pour son honneur ou pour sa honte » est si fréquente ? Pour une raison anachronique et pour une raison d’exactitude historique. L’anachronisme est dans l’idée que nous nous faisons aujourd’hui de l’humiliation et dans l’horreur qu’elle nous inspire. Les vicissitudes du xxe siècle ont fait d’elle à nos yeux le mal absolu. L’exactitude historique est dans le fait que le Moyen Âge chrétien pense l’humiliation en relation avec l’humilité. Humbles et humiliés ont étymologiquement en commun de s’abaisser ou d’être abaissés jusqu’à la terre (humus). C’est pourquoi ces deux termes apparaissent dans le titre du cours avec celui d’abaissement, qui s’applique à l’un et à l’autre. Pourtant, humilité et humiliation sont bien différentes : « Combien sont humiliés, qui ne sont pas humbles ! », s’écrie saint bernard. Combien, pourrait-on ajouter, si humbles soient-ils, tremblent devant l’humiliation ! si l’on a évité l’expression « Humiliés et offensés », c’est moins pour ne pas l’emprunter à dostoïevski que parce qu’elle se cantonne dans le champ de l’humiliation et évite la relation compliquée, parfois jusqu’à la contradiction, entre les deux notions. Fidèle à l’intitulé de la chaire, le cours a porté sur la littérature du Moyen Âge. Mais il n’avait de sens qu’au regard du présent et sous le regard du présent. sa justification était moins dans la connaissance du Moyen Âge pour lui-même que dans la conviction que les récits laissés par le Moyen Âge peuvent aider à la compréhension de ce que représente pour nous aujourd’hui l’humiliation et à l’approfondissement de l’horreur qu’elle nous inspire. 572 MiCHeL ZinK il n’y a là rien que de banal. À quel discours sur le passé un tel exorde ne conviendrait-il pas ? Comment éviter, selon la formule de Walter benjamin, de « prendre l’histoire à rebrousse-poil » ? autrement dit : non pas envisager le passé comme un point fixe que l’on s’efforce de connaître en se rapprochant de lui à tâtons, mais se persuader qu’il n’y a d’histoire que depuis l’actualité du présent.1 Cette formulation est de Patrick boucheron dans ses belles pages sur la trace et l’aura, fondées sur le bref, énigmatique et célèbre passage où benjamin compare et oppose ces deux notions. Toutes deux réunissent en elles le proche et le lointain, mais de façon inversée : la trace est proche, mais elle est trace de quelque chose qui a disparu et signe d’une absence. L’aura s’accompagne d’un recul analogue à celui qui est la marque du sacré et sa définition même (ce qui est séparé, ce qu’on ne doit pas toucher), mais elle est la manifestation d’une présence. L’aura (une aura, certes, négative) de l’humiliation est si forte qu’on ne peut prendre sur soi de s’en approcher, non qu’elle soit lointaine, mais au contraire parce qu’elle est une présence insupportable. il fait bon alors se tourner vers les traces éteintes ou refroidies de l’humiliation passée : on peut les toucher, les manipuler comme un virus rendu inoffensif et essayer de la comprendre en invoquant le fameux recul du temps. Mais la force de la littérature est de réactiver sans cesse le virus, d’actualiser sans cesse le passé, de substituer sans cesse l’aura à la trace. de sorte que notre démarche avait l’avantage d’être prudente et celui d’être imprudente. Cette démarche est fondée sur la conviction que l’humiliation est la pire faute qui existe du point de vue de celui qui l’inflige et probablement la pire épreuve, en tout cas l’épreuve la plus décisive pour celui à qui elle est infligée. il faut bien accepter de souffrir et de mourir. nul n’y échappe. il peut arriver que l’on ne puisse éviter d’infliger à autrui une souffrance, voire la mort. Mais infliger l’humiliation est inacceptable, insupportable. Chacun le sait si bien que la possibilité laissée à un condamné de se donner lui-même la mort a toujours été considérée comme une atténuation de la peine. Personne ne peut supporter avec calme la simple pensée de la dégradation du capitaine dreyfus, image parfaite, si l’on ose dire, de l’humiliation, alors qu’elle ne s’accompagnait ni de la mise à mort ni d’une souffrance physique. si réelle que soit l’humiliation (et dieu sait qu’elle l’est), sa seule réalité est celle du signe. L’humiliation est une souffrance que l’on éprouve ou que l’on inflige dans l’univers des signes. L’atteinte physique ne porte qu’accompagnée de l’humiliation morale. C’est une évidence perçue depuis toujours, y compris lorsque l’humiliation est prise en bonne part, comme un choc bénéfique. ainsi, dans ce très ancien commentaire du symbole des apôtres : Jejunium ergo contritio atque humiliatio animae est, afflictio autem corporis, « Le jeûne est donc une contrition et une humiliation de l’âme en même temps qu’une affliction du corps ». L’humiliation est une souffrance symbolique tout en étant une réalité ; c’est à la fois une réalité et un signe. C’est le signe qui rend la réalité douloureuse. Voilà pourquoi l’humiliation se prête si bien à une approche anthropologique. elle est si éminemment un signe, et elle est en même temps un signe si violent, que la souffrance infligée par ce pur signe peut être et est souvent une souffrance physique. 1. Patrick boucheron, « La trace et l’aura », dans Faire profession d’historien, Paris, PUPs, 2010, p. 23. LiTTéraTUres de La FranCe MédiéVaLe 573 on répète que « dire, c’est faire ». dans le cas de l’humiliation, la proposition est strictement vraie. on a développé ce point en commentant les premières lignes des Cahiers que simone Weil a tenus à la fin de sa courte vie, de 1940 à 1942. on le voit, le point de départ du cours était fragile, car il reposait sur une simple conviction, celle que l’humiliation est le mal absolu, le mal à l’état pur. Pourquoi ? Le cours n’a apporté un début de réponse à ce « pourquoi » qu’en illustrant un « comment » à travers l’exemple de la civilisation médiévale et plus précisément à travers les récits de l’humiliation qu’elle nous a laissés. Pourquoi l’exemple médiéval présente-t-il un intérêt particulier ? À cause, encore une fois, de la confrontation, dans la civilisation médiévale, d’une religion de l’humiliation et d’une société de l’honneur. Une religion fondée sur une scène d’humiliation, celle de la croix, et une société qui redoute et abomine l’humiliation plus que tout. Une religion qui invite à l’humilité et à la pauvreté, et une société qui exalte l’éclat, la puissance et la dépense. Une religion qui oppose les fausses valeurs du monde aux vraies valeurs, vécues dans l’intimité et le secret, qui en sont l’inverse, que le monde méconnaît ou accable de son mépris, et une société qui ne connaît l’honneur et la honte que publics et sanctionnés par elle, comme si « culture de la culpabilité » et « culture de la honte » s’affrontaient à l’intérieur d’une même civilisation. enfin, au sein même de la pensée religieuse, confrontation entre l’humilité et l’humiliation – l’insupportable humiliation étant le plus vite et le plus souvent possible effacée au profit de l’humilité, qui, dès lors qu’elle est une vertu, exclut l’humiliation au prix d’un paradoxe (« Pour l’humilité, je ne crains personne »). bref, une religion qui invite à la dépossession de soi et une société qui invite à l’affirmation de soi. La relation complexe qu’entretiennent humilité et humiliation dans le Moyen Âge occidental s’explique par plusieurs facteurs. L’héritage de la morale antique. La nature de la société médiévale. Celle du christianisme et les inflexions que lui donne le Moyen Âge. dans toutes les sociétés, l’humiliation est une chose redoutable entre toutes, précisément parce qu’elle exclut du corps social. L’humiliation est une sanction sociale à laquelle la société attache d’autant plus d’importance que c’est un pouvoir qu’elle détient. La mort, la souffrance peuvent être infligées à un individu par un autre individu ; un individu peut se les infliger à lui-même. Mais l’humiliation ne peut être infligée que par la société ou par référence à ses valeurs. La société a besoin que l’humiliation soit une chose terrible. Le respect de ses valeurs est à ce prix. La société médiévale ne fait pas exception à la règle et il n’y aurait rien là pour retenir l’attention sans le facteur de contradiction qu’y introduit le christianisme. il est le pivot d’une réflexion sur humilité et humiliation dans le monde médiéval. non seulement l’humiliation fait universellement uploads/Litterature/ zink.pdf

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