Œuvres & Critiques, XXXVII, 1 (2012) Pointes baroques contre douceur classique
Œuvres & Critiques, XXXVII, 1 (2012) Pointes baroques contre douceur classique : les ambiguïtés de Boileau Stéphane Macé Université Stendhal-Grenoble III L’histoire littéraire, on le sait, raffole des parallèles : comparer Homère à Virgile était déjà dans les Poetices Libri septem de Scaliger le fondement d’une méthode critique ; Guez de Balzac, dans ses Entretiens, oppose la source pure de Malherbe à l’eau bourbeuse de Ronsard ; Racine, surtout, est parmi nos auteurs celui qui suscita le plus de rapprochements de cet ordre, depuis le XVIIe siècle jusqu’à notre époque. Ses contemporains, La Bruyère au premier chef1, célèbrent déjà en grande pompe la victoire du génie de la tragédie française sur l’éloquence admirable mais un peu engoncée du vieux Corneille, trop « inégal » ou trop rigide à l’heure du règne sans partage du naturel. Racine est assurément le champion incontesté de tous ces duels littéraires figurés, et si Stendhal a le front de lui préférer Shakespeare, c’est encore là célébrer, fût-ce paradoxalement, le rôle d’icône littéraire de l’au- teur de Phèdre. Plus irrévérencieusement encore, c’est d’un parallèle de cette sorte – cette fois entre Théophile de Viau et Racine – que nous nous servirons pour interroger certaines ambiguïtés de Boileau : sa sévérité envers l’art de la pointe trouve dans le premier un bouc émissaire idéal, et cette virulence n’eut d’égale que l’indulgence étonnante dont fit preuve le critique à l’égard des « baroquismes » qui abondent pourtant sous la plume de son ami Racine. Il y a là une vraie source de questionnement, auquel cet article ne prétend assurément pas répondre définitivement : il semble néanmoins possible d’esquisser plusieurs rapprochements qui peuvent éclairer au moins partiel- lement l’analyse stylistique et autoriser quelques hypothèses interprétatives. L’efficacité de Boileau critique littéraire doit beaucoup à la verve satirique de ses jeunes années : il n’y a jamais complète solution de continuité entre le discours posé du théoricien et l’art de brocarder avec esprit les travers d’un écrivain. Selon les cas, il peut s’agir d’une reformulation économique 1 Les Caractères, I, 55, éd. Patrice Soler, dans Moralistes du XVIIe siècle, Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1992, p. 708–709. 10 Stéphane Macé propre à synthétiser les ridicules de sa victime (tel Saint-Amant mettant « les poissons aux fenêtres »2) ou d’une citation plus complète et plus directe : Veut-on voir au contraire combien une pensée fausse est froide et puérile ? Je ne saurais rapporter un exemple qui le fasse mieux sentir que deux vers du poète Théophile, dans sa tragédie intitulée Pyrame et Thisbé, lorsque cette malheureuse amante ayant ramassé le poignard encore tout sanglant dont Pyrame s’était tué, elle querelle ainsi ce poignard : Ah ! voici le poignard qui du sang de son maître S’est souillé lâchement. Il en rougit, le traître ! Toutes les glaces du Nord ensemble ne sont pas, à mon sens, plus froides que cette pensée. Quelle extravagance, bon Dieu ! de vouloir que la rougeur du sang dont est teint le poignard d’un homme qui vient de s’en tuer lui-même soit un effet de la honte qu’a ce poignard de l’avoir tué !3 C’est là une page fort célèbre, qui a durablement ruiné la réputation de Théophile dramaturge : à lire Boileau, on voit mal en effet ce qui pourrait réhabiliter cette pointe totalement artificielle, fondée sur une syllepse de sens et une personnification bien suspectes. Il suffit alors au critique de jouer l’indignation ou de manier un peu l’hyperbole pour porter le coup de grâce à ces deux mauvais vers – et c’est la tragédie tout entière qui sombre sous les glaces du Nord. Pourtant, la pièce de Théophile n’est pas sans mérites : une récente mise en scène de Benjamin Lazar4 en a récemment restitué tous les mystères, la portée subversive et la saveur poétique. À tout prendre, les deux vers raillés par Boileau sont-ils vraiment si « mauvais » ? Le procédé consistant à les isoler de leur contexte est assurément un geste critique efficace, mais il relève de la caricature la plus manifeste. Boileau sait précisément ce qu’il fait en agissant ainsi : cette fleur de rhétorique, coupée de sa tige, devient subitement sèche et artificielle. Mais que l’on rappelle seu- lement qu’elle intervient au terme d’une longue tirade entièrement dévolue à la montée en puissance du pathétique, et elle apparaît aussitôt sous un jour nouveau. La pointe, il faut s’en souvenir, ne réside pas uniquement dans le jeu rhétorique (antithèse, oxymore, syllepse, paradoxe, etc.) qui en signale le plus distinctement la présence : elle dépend aussi étroitement de ce qui la précède, du contexte qui la prépare. Or cette préparation, dans le cas présent, est extrêmement minutieuse. La pointe finale n’est pas ici un simple ornement à la fonction purement 2 L’Art Poétique, chant III, v. 261–264, dans Boileau, Satires, Epîtres, Art Poétique, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 1985, p. 246. 3 Préface de 1701, dans Boileau, Satires, Epîtres, Art Poétique, éd. Collinet, p. 50. C’est à cette édition de Boileau qu’il sera désormais fait référence. 4 Création au Théâtre de Caen le 19 octobre 2009. Pointes baroques contre douceur classique: les ambiguïtés de Boileau 11 esthétique, mais la figure qui cristallise l’urgence pathétique ; elle est le point culminant de l’ensemble de la tragédie, le moment crucial qui laissera le spectateur transi de pitié et d’effroi. En citant les deux vers de façon isolée, Boileau présente implicitement cette « pensée froide et puérile » comme le fruit d’un caprice : Théophile aurait cédé à la tentation du bon mot, à l’impulsion de l’instant, au démon du mauvais goût. À relire l’ensemble de la tirade, on se rend compte pourtant que cette pointe relève au contraire d’une poésie extrêmement savante. Tout ce Ve acte de la tragédie, audacieu- sement composé de deux très longs monologues, accompagne la montée du pathos d’une rêverie très dense sur le sang versé, méditation qui annonce déjà la pointe brocardée par Boileau : Je vois que ce rocher s’est éclaté de deuil Pour répandre ses pleurs, pour m’ouvrir un cercueil ; Ce ruisseau plein d’horreur qu’il a de mon injure, Il en est sans repos, ses rives sans verdure ; Même, au lieu de donner de la rosée aux fleurs, 1185 L’Aurore à ce matin n’a versé que des pleurs, Et cet arbre, touché d’un désespoir visible, A bien trouvé du sang dans son tronc insensible, Son fruit en a changé, la lune en a blêmi, Et la terre a sué du sang qu’il a vomi. 1190 Bel arbre, puisqu’au monde après moi tu demeures, Pour mieux faire paraître au Ciel tes rouges meures, Et lui montrer le tort qu’il a fait à mes vœux, Fais comme moi, de grâce, arrache tes cheveux, Ouvre-toi l’estomac et fais couler à force 1195 Cette sanglante humeur par toute ton écorce5. On voit ici que la syllepse finale sur le poignard (la rougeur du sang se confondant avec celle de la honte) est déjà annoncée en filigrane par celle, très similaire dans sa technique, de la lune qui blêmit (v. 1189). Elle est aussi préparée, plus fondamentalement, par les reproches adressés au Ciel aux v. 1191–93, puisque les mûres deviennent le symbole du « tort » fait au couple. Théophile aurait fort bien pu se contenter du rapprochement attendu entre la couleur du fruit et celle du sang – proximité d’autant plus évidente qu’elle est à l’origine de la confusion funeste de Pyrame à la scène précédente et qu’elle est constitutive du mythe ovidien. Or ce « passage obligé » est ici complètement remotivé par la rhétorique de l’imprécation, qui fait de cette pourpre la couleur de la honte – rappelons que ce motus (pudor) fait partie de la liste canonique des passions depuis Aristote, bientôt 5 Pyrame et Thisbé, V, 2, v. 1181–1196, éd. Guido Saba, Paris, Garnier, rééd. 2008, p. 478. 12 Stéphane Macé relayé par les rhéteurs latins : les verbes utilisés (faire paraître, montrer) souli- gnent d’ailleurs spectaculairement la dimension oratoire du propos. Mais il semble possible de pousser encore plus loin l’analyse : sous la plume de Théophile, la couleur pourpre n’est plus celle des seuls fruits mais celle de la sève même qui coule dans le tronc de l’arbuste (v. 1188). On pourrait ne voir là qu’une façon un peu convenue d’hyperboliser le pathos en recourant à une personnification généralisée : il suffit pour cela de prêter des sentiments humains aux éléments de la nature (ruisseau, rocher, Aurore, lune ou mûrier). Il faut néanmoins se garder d’une lecture trop rapide ou trop simpliste : on perçoit ici distinctement les échos d’une pensée nourrie de philosophie matérialiste, qui fait davantage confiance aux sens qu’à la raison pour questionner le monde et entrer en communion avec lui. Le « désespoir visible », derrière la violence concrète du tableau visuel, renvoie à un principe de causalité omniprésent (voir la présence obsédante du pronom adverbial en, v. 1184 ou 1189) qui impose une logique à rebours : l’absence de repos du uploads/Litterature/baroq-classiq.pdf
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- Publié le Jan 08, 2023
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