7-12 e-CRIT ISSN 2107-6537 Le corps violenté au théâtre. Introduction Priscilla

7-12 e-CRIT ISSN 2107-6537 Le corps violenté au théâtre. Introduction Priscilla WIND Le XXème et le XXIème siècles ont isolé le théâtre des autres médias en tant qu’art de la scène par la présence scénique du corps de l’acteur comme ultime interface entre la scène et le public. C’est bien ce corps théâtral, vivant ou narré, qui seul est encore capable de sortir le spectateur de son apathie face au simulacre spectaculaire devenu le principe-même de notre société (Jean Baudrillard). Le corps en scène réaffirme un théâtre de la cruauté artaldien, « qui nous réveille : nerfs et cœur »1. Écorcher le corps théâtral, c’est retravailler ce « mur d’émotions », lui infliger des fissures afin que nos émotions rejaillissent. C’est de ce travail scénographique contemporain que surgit, pour Éliane Beaufils2, une « poésie de la cruauté » en proposant un théâtre qui « peut glacer la pensée et le sang »3, un théâtre de la négativité au sens de Julia Kristeva, capable de bouleverser le thétique pour rétablir le rapport de l’être humain à lui-même et au monde qui l’entoure. Aborder la violence théâtrale sous les différents actes de violence perpétrés envers le corps soulève donc des questions à la croisée des arts du spectacle, de la littérature et de la philosophie. La scénographie du corps violenté hors scène ou sur scène ouvre en ce sens une réflexion sur la visée-même de l’institution théâtrale. La violence du théâtre comprend parfois comme une célébration du lyrisme dramatique, ce que le souligne Marie Burkhardt à propos de Racine qui joue de la force évocatrice des mots par une langue métaphorique et métonymique pour faire entendre la violence physique4. Mais la violence lance également à la scène le défi de tout représenter. Le théâtre se fait alors stratagème. Esquiver l’horreur passe ainsi 1 A. Artaud, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1985, p. 131 2 É. Beaufils, « Poésie et cruauté dans des mises en scènes contemporaines allemandes », in : Priscilla Wind, (dir.), Le Corps violenté au théâtre, e-CRIT,, p. 65-77. 3 ibid., p. 66-67. 4 M. Burkhardt, « Quelles représentations du corps violenté chez Racine ? », in : ibid., p. 51-63. 8 Priscilla Wind ISSN 2107-6537 par des stratégies de contournements ou de dissimulation comme le font au XVIIIème siècle les tragédiens Lemierre, Guys et Renou pour mettre en scène le mythe de Philomèle et Procné5. Entre esquisse d’une morale de la violence, hypothèse retenue par René Girard pour le théâtre de Shakespeare6, et recherche du striking effect, entre impératif mimétique et remise en question de la représentation, la violence corporelle interroge le rapport entre sensation et intellect, entre cœur et raison. Cet ouvrage collectif soulève d’abord une question formelle : celle d’une possible anatomie de la violence théâtrale. Arracher le cœur comme le souhaite l’héroïne kleistienne Penthésilée pour supprimer la douleur, crever les yeux, ceux d’Œdipe ou des victimes torturées d’Harold Pinter, couper la langue comme dans le mythe ovidien de Philomèle, voilà autant d’actes d’une violence inouïe qui ne peuvent se concevoir sans portée hyperbolique. Mais lorsque le corps entier est massacré, du viol des jeunes filles du théâtre de Koffi Kwahulé au démembrement des victimes anonymes d’Elfriede Jelinek, violenter l’intégralité du corps revient alors à violer l’intégrité de la personne. Une telle typologie des violences corporelles dévoile deux fonctions dramaturgiques majeures du corps scénique : offrir un paysage de symboles ou affirmer une présence minimale de l’humain, de ses valeurs et de son identité. Pour Anne-Sophie Morel, les héroïnes violentées du théâtre de Koffi Kwahulé sont plus encore que des symboles : des icônes, des madones d’Apocalypse7. Ces figures christiques transcendent la misère et la barbarie humaine. A l’inverse, dans Oh les beaux jours de Samuel Beckett, les corps entravés de Winnie et Willie se définissent comme des traces infimes de l’humain8. Cette compréhension théâtrale du corps oscille entre deux interprétations : le corps est-il le reflet de l’âme ou bien un espace de matière qui se dégrade et se sculpte en fonction du champ symbolique recherché ? Pour reprendre la conception deleuzienne du corps proposée par Elise van Haesebroek, la violence scénographique exercée sur la longitude (l’ensemble des éléments matériels qui lui appartiennent sous tels rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur) et la latitude (l’ensemble des affects intensifs dont il 5 Ouafae El Mansouri, « (Dé)figurations de Philomèle. Représentations du corps violenté et émotions tragiques dans les adaptations tragiques françaises du mythe de Philomèle au XVIIIème siècle », in : ibid., p. 27-39. 6 R. Girard, A Theatre of envy: William Shakespeare, Oxford, Oxford University Press, 1991. 7 A.-S. Morel, « Puis ce fut le feu, le sang, la nuit : Dramaturgies du corps violenté dans le théâtre de Koffi Kwahulé », in : Priscilla Wind, (dir.), Le Corps violenté au théâtre, p. 87-96. 8 N. Novello-Paglianti, « Marques corporelles dans le théâtre de S. Beckett. Le cas de Oh les beaux jours », in : ibid., p. 123-33. Introduction 9 ISSN 2107-6537 est capable sous tel pouvoir ou tel degré de puissance) du corps permet ainsi d’en déterminer les limites et de prendre conscience de ce qui les dépasse9. Josef Nadj travaille ainsi sur ces frontières corporelles et fait du corps scénique un corps-devenir en le confrontant à diverses matières. Cette violence physique permet de réhabiliter la sensibilité corporelle comme résistance. C’est le même travail qu’effectue Vanessa Roma lors de ces ateliers d’art- thérapie avec des patients atteints de troubles du comportement alimentaire10. La composition et la mise en mouvement progressive de tableaux vivants permettent de prendre conscience des limites de ces corps violentés. De la même manière, Nanta Novello-Paglianti analyse comment Samuel Beckett joue sur les variations minimales des corps entravés de Winnie et Willie dans Oh les beaux jours pour dire, dans la corporéité, la misère de la condition humaine. Cette violence physique, en définissant des présences humaines, interroge ainsi notre rapport au monde et à l’altérité. Isabelle Smadja étudie, dans le théâtre d’Harold Pinter, la symbolique des victimes aux yeux crevés et rappelle, avec Sartre, la fonction du regard comme rapport à l’Autre qui peut aussi me juger, me définir et ainsi me contrôler11. Les bourreaux aveuglent leurs victimes pour s’affranchir de cette aliénation. L’exposition du corps violenté replace le spectateur (mais aussi l’acteur dans le cadre du théâtre thérapeutique) dans un contexte d’altérité qui engendre une prise de conscience, morale ou non, cathartique ou non, de soi et des autres. Dans le texte théâtral, les corps violentés peuvent, par le biais du langage, prendre les formes les plus variées : corps mutilés, démembrés, violés, brûlés, dépecés, corps soumis à la torture, la mortification, au supplice, à l’assassinat, au cannibalisme, à la prostitution. L’irruption de la violence dans le discours ou sur scène conceptualise le corps et la parole comme relais réciproques de notre intérieur, quand l’un ou l’autre ne peut plus exprimer le ressenti. L’art-thérapie exploite ce savoir du corps qui échappe au langage, rapport résumé par Roland Barthes : « Je puis tout faire avec mon langage, mais non avec mon corps. Ce que je cache par mon 9 E. Van Haesebroek, « Josef Nadj, entre devenir-animal et devenir-minéral. Une esthétique du corps détourné », in : ibid., p. 77-85. 10 V. Roma, A. Rykner & J.-L. Sudres, « Tableaux vivants ou théâtre image de corps décharnés », in : ibid., p. 135-46. 11 I. Smadja, « Mutiler le corps pour détruire l'esprit », in : ibid., p. 97-110. 10 Priscilla Wind ISSN 2107-6537 langage, mon corps le dit. (…) Mon corps est un enfant entêté, mon langage est un adulte très civilisé… »12 Corps et langage se rencontrent alors dans une dialectique de l’excès : la violence introduisant un déséquilibre entre intériorité et extériorité, elle rend possible une prise de conscience du pouvoir des mots et des mots du pouvoir, de l’acte mais aussi de soi-même. Cécile Clot voit ainsi dans l’acceptation du meurtre d’Achilles par Penthésilée dans la pièce éponyme de Kleist une terrible erreur de langage où « baiser rime avec morsure »13. Le paroxysme de la violence physique ramène finalement l’Amazone à la conscience d’elle-même mais aussi du pouvoir du langage. C’est cette même violence du langage qu’Elfriede Jelinek reprend dans Des Animaux14. La redite froide et distancée sur scène des témoignages de proxénètes et prostituées relatant des exactions sexuelles rappelle brutalement le pouvoir performateur du discours, engendrant dans un même mouvement une prise de conscience de toutes les exactions de l’Histoire. Pour Pierre Jamet, dans La Tempête de Shakespeare, le corps de Caliban incarne cette frontière de la violence15. Si le passage du feritas (violence inter- corporelle proche de la férocité bestiale) à l’animalitas (animalité seconde, violence du corps individuel dont le dépassement mène à la conscience) est le chemin préconisé par la vision humaniste des livres de Prospero, le corps calibanesque, monstrueux et hybride, résulte au contraire d’une démarche inverse. En acceptant la présence dans le corps d’une violence constitutive, Caliban serait une sorte de surhomme nietzschéen, uploads/Litterature/corps-violente-priscilla-wind.pdf

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