241 Juan Marsé dans ses fictions, du raconteur à l’écrivain en herbe VIVIANE AL

241 Juan Marsé dans ses fictions, du raconteur à l’écrivain en herbe VIVIANE ALARY (Université Blaise Pascal, Clermont 2) Résumé. Cet article porte sur la construction d’une condition fictive de l’auteur Juan Marsé à travers les romans qu’il a écrits. Il analyse les éléments fictionnels, métafictionnels et les matériaux autobiographiques qui font émerger les multiples facettes d’une figure de l’auteur examinée sous différents angles : l’écoutant actif, le faiseur d’images, le démiurge, l’écrivain en herbe. Abstract. In this paper we endeavour to show how the writer Juan Marsé is possibly building up through his novels a fictional image of himself as an autor. To this purpose Marsé analyses fictional, metafictional as well as autobiographic elements that reveal the various aspects of a complex autor-figure seen from several points of view : the one who listens and hears, the one who provides pictures using them again and again, the demiurge who creates starting from nothing, the one who learns to become a writer. Mots-clés : Juan Marsé, figure de l’auteur, image, métafiction, écoutant actif, démiurge, naissance d’un écrivain. 242 Cree que solamente en ese territorio ignoto y abrupto de la escritura y sus resonancias encontrará el tránsito luminoso que va de las palabras a los hechos, un lugar para repeler el entorno hostil y reinventarse a sí mismo. Juan Marsé, Caligrafía de los sueños1. L’étude présentée ici porte sur les aspects remarquables et singuliers de la construction d’une condition fictive de l’auteur Juan Marsé à travers les romans qu’il a écrits. On présente souvent cet auteur comme un romancier plutôt qu’un écrivain, comme quelqu’un qui aime raconter des histoires, pour qui l’enjeu du roman est l’histoire et non l’écriture. L’auteur lui- même contribue à forger cette représentation. Nous proposons ici une réflexion sur les éléments fictionnels, métafictionnels et autobiographiques présents dans nombre de ses romans étayant certes cette représentation mais la nuançant également par un discours sur le roman comme art d’écrire. L’écoutant actif Faisant pendant ou corroborant les déclarations de l’auteur, nous voudrions nous arrêter dans un premier temps, sur ce qui, dans le roman, construit cette image de romancier dont le seul objet est de raconter une bonne histoire et de provoquer une illusion d’immédiateté dans sa réception. Si la figure du narrateur a été souvent considérée comme le représentant textuel de l’auteur dans le roman, Marsé met à l’honneur la figure du narrataire, capitale dans le sentiment qu’a le lecteur de se trouver face à une histoire qui est racontée oralement. Dans El embrujo de Shanghai2, le trio que composent Forcat, Susana et Dani est particulièrement intéressant : Dani n’est pas l’interlocuteur premier. Il est celui qui est « à côté », le témoin d’une histoire familiale. Gérard Genette, au sujet du lecteur qu’il envisage comme « un écoutant actif » affirme : « Le véritable auteur du récit n’est pas seulement celui qui raconte, mais aussi, et parfois bien davantage, celui qui l’écoute. Et qui n’est pas nécessairement celui à qui l’on s’adresse : il y a toujours du monde à côté. »3 Prise au pied de la lettre, cette citation est remarquablement bien adaptée au dispositif d’énonciation matriciel marséen. Dans l’espace de la chambre, Dani se place « à côté » de Susana : « Me deslizaba hasta la cama para sentarme al otro lado junto a Susana y poder escuchar de cerca » (p. 96). Il est 1 Caligrafía de los sueños, Lumen, Futura, 2011. 2 El embrujo de Shanghai, Barcelona, Lumen, 2002 (1993). 3 Gérard GENETTE, Figures III, Paris, Seuil, col. Poétique, 1972, p. 267. 243 témoin, il se met à l’écoute du récit oral invitant de ce fait le lecteur à en faire de même. Il deviendra très vite un narrataire au même titre que Susana, un « écoutant actif » dont Forcat tiendra compte pour élaborer son récit. Plus généralement, La aventi4, noyau narratif du romanesque marséen depuis Si te dicen que caí5 repose sur une structure où celui qui écoute est à la fois personnage de la fiction qui est en train d’être inventée, narrataire, et futur narrateur. Autrement dit, le narrateur principal d’une aventi intègre dans l’histoire son auditoire dont l’un des membres deviendra à son tour narrateur d’une autre aventi. C’est ainsi que Marsé donne une part importante à cet écoutant actif et cette instance qui est à côté, témoin ou destinataire premier d’un récit et, par contiguïté, lecteur de ses romans. Cette figure du narrataire-témoin adolescent singularise un personnage central : celui de l’apprenti qui déambule dans les rues de Barcelone et qui s’impose au fil des romans. Mais elle concerne également une collectivité : celle des enfants de l’après-guerre qui, à partir de ce qu’ils entendent, voient, lisent, inventent des mensonges vrais éphémères. Le texte marséen nous donne ainsi les clés d’un point de départ incontournable dans le processus d’acquisition du savoir conter : 1) un bon conteur est celui qui sait écouter ; 2) l’art de raconter est intrinsèquement lié à l’expérience vécue. C’est une conception qui lie vie et littérature et qui renvoie, dans ce jeu de miroir qui s’instaure entre texte et épitextes, d’une part aux expériences du jeune apprenti joailler Juan Marsé, d’autre part à la figure sociologique plus collective du conteur d’aventis. Si chacune des instances – narrateur, narrataire, celui qui est à côté - a un rôle à jouer dans la construction du récit, c’est bien le narrataire assimilable au personnage adolescent apprenti, s’initiant à la vie depuis son poste d’observation, qui contribue à construire une image d’un auteur qui, parce qu’il a écouté, observé, vu, est devenu un bon raconteur d’aventis, puis un bon romancier, recréant et re-suscitant, réinventant les images, les bruits, les voix et les odeurs du passé. Mais le narrataire renvoie également au récepteur, le lecteur. L’auteur adulte ressuscite cet enfant qu’il a été en impliquant le lecteur, ramené dans une même position de crédulité un temps, créant ainsi une connivence qui nous fait rendre vraisemblable le plus invraisemblable. 4 Réalité de l’après-guerre à Barcelone, le terme s’applique à une pratique ludique des enfants qui se retrouvaient pour se raconter des histoires à partir des rumeurs, des images et des expériences du quotidien. Marsé a repris cette pratique et en a fait le noyau narratif du roman Si te dicen que caí (1973). Le conteur d’aventis intégrait dans ses inventions son auditoire. L’enfant devenait ainsi un personnage de fiction. L’esprit des aventis alimente les écrits postérieurs à Si te dicen que caí, notamment ceux qui mettent en scène des enfants. 5 Si te dicen que caí, Seix Barral, Biblioteca Breve, 1993 (1989). 244 Le faiseur d’images Chez Marsé, le discours sur le roman dans le roman intègre nécessairement un discours sur l’image dont le premier enjeu est d’œuvrer à l’illusion de transparence du récit. Non que cette transparence soit réelle puisque nous savons bien que la prose marséenne, toute en ambiguïté, se caractérise par ses effets modalisants, emboîtements à l’infini, spécularité et spectralité. Là encore les épitextes tracent la voie et donnent le la. L’image prime sur l’idée. Marsé l’a dit : « Yo he partido casi siempre de imágenes y no de ideas.»6 Marsé le prouve à travers la publication d’ouvrages non fictionnels, albums d’images commentées et présentées comme alimentant son imaginaire littéraire7. Cette illusion de transparence du récit doit beaucoup à la mise en scène et mise en relief de l’image toujours physiquement absente et à une rhétorique de l’image qui exploite en particulier l’ekphrasis et l’hypotypose : « Tenía Forcat el don de hacernos ver lo que contaba, pero su historia no iba destinada a la mente, sino al corazón »8. Voir par l’imagination est un credo et la position du lecteur face au roman doit être celle de Carmen à la fin de El amante bilingüe : comme elle, nous sommes aveugles et Marsé nous raconte ses images qui forment le roman9. Parfois, cette transparence est la résultante de dispositifs, métaphores, images qui créent la sensation que le roman serait finalement comme une empreinte restituant directement, à la manière d’une Véronique, les images du passé. Dans Rabos de lagartija10, où la présence du photographique s’impose dans toutes les couches du récit (diégèse, énonciation, écriture) Victor le fils, improbable narrateur, adulte handicapé et personnage fœtus, est dans l’impossibilité de verbaliser ou d’écrire : ses cahiers sont remplis de gribouillis. Le roman est comme une duplication de sa pensée dynamisée, réactivée et stimulée par les photos de son frère qu’il a conservées. Par ailleurs, tant l’inspecteur que David, le frère, sont qualifiés 6 Juan MARSÉ « Primera imagen, primer latido », El Sol, 5 de octubre de 1990, cité par E. TURPIN, Cuentos completos, Madrid, Espasa, 2003, p. 313-314. 7 Cf. Imágenes y recuerdos, 1939-1950: años de penitencia, prólogo José-María Carandell, Barcelona, Difusora Internacional, col. Imágenes y recuerdos, 1971 ; Imágenes y recuerdos, 1949-1960: Tiempos de satélites, prólogo Juan Marsé, textos José María Carandell; acotaciones iconográficas Manuel Vázquez Montalbán, Barcelona, Difusora Internacional, 1976 ; Un paseo por las estrellas, Barcelona, R.B.A. Publicaciones, 2001. Momentos inolvidables uploads/Litterature/ shf-hispanismes-3-alary-viviane.pdf

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