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Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 2002 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 16 fév. 2021 02:35 Études françaises Des lectures de Joyce, oui Jean-Michel Rabaté Derrida lecteur Volume 38, numéro 1-2, 2002 URI : https://id.erudit.org/iderudit/008399ar DOI : https://doi.org/10.7202/008399ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Les Presses de l'Université de Montréal ISSN 0014-2085 (imprimé) 1492-1405 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Rabaté, J.-M. (2002). Des lectures de Joyce, oui. Études françaises, 38 (1-2), 179–198. https://doi.org/10.7202/008399ar Résumé de l'article Partant d’anciennes discussions avec Jacques Derrida sur Finnegans Wake en 1969-1970, discussions qui ressortissaient d’un contexte critique où figuraient la phénoménologie mais aussi Tel Quel et Bakhtine, l’auteur réouvre le dossier Joyce dans les premiers essais de Derrida. Joyce aura toujours été lu par Derrida, et systématiquement pressenti, alors qu’il préparait ses thèses littéraires et philosophiques initiales, comme le rival de Husserl : Joyce incarne à lui seul le pouvoir dangereux du littéraire lorsqu’il s’allie à un hégélianisme diffus. La situation change en partie avec Ulysse gramophone, puisque si Joyce occupe encore cette position hypermnésique et historicisante face à une culture universelle, il nous lègue aussi à travers Molly et Leopold Bloom la possibilité d’une affirmation radicale, du « Oui » qui sous-tend toute écriture.  Des lectures de Joyce, oui -  Un souvenir pour commencer, un seul, afin de ne pas en rester à cette syntaxe délibérément maladroite de mon titre, et l’effacer dans un nuage de nostalgie. Au printemps , ayant pris la décision d’enta- mer une recherche de maîtrise sur la parodie dans Finnegans Wake qu’Hélène Cixous avait accepté de diriger, je demandai enfin à Jacques Derrida, que je rencontrais assez régulièrement, cette bêtise qui me brûlait la langue: «Avez-vous lu Finnegans Wake?» Car bien sûr, jeune étudiant censé travailler sur Joyce, je ne pouvais dire alors si j’avais lu Finnegans Wake, livre que j’avais repris cent fois et cent fois abandonné, excédé, furieux, désespéré. Je m’attendais donc à une réponse hésitante ou du moins assez compliquée, car ma question impertinente, une question idiote de novice, visait moins à vérifier un savoir qu’à gagner une complicité, la complicité idéale devant immanquablement réunir ceux qui avaient tenté l’impossible, lire Finnegans Wake. J’espérais sur- tout une indication qui pût m’aider à traverser ce maquis d’illisibilité. Je fus à la fois rassuré et choqué d’entendre une réponse simple, ferme et évidente : «Oui, j’ai lu Finnegans Wake… » Un silence ajouta des points de suspension imaginaires à l’énoncé, ce qui donnait à compren- dre qu’il y avait eu procès, travail de lecture et non simple fréquenta- tion distraite. Et pour ne pas me laisser sur une clôture biographique privée ou sur le récit à venir d’un travail forcément mystérieux, il ajouta : «Si vous cherchez une manière de lire Finnegans Wake, pour- quoi ne pas aller voir du côté de Bakhtine? » Je suivis ce conseil qui me fit découvrir la richesse de la polyphonie joycienne plus proche de Rabelais que de Dostoïevski, pour suivre ensuite d’autres pistes plus strictement musicales et historiques.   • , - Le fait intéressera peut-être ceux des joyciens qui se sont mis à asso- cier systématiquement les noms de Joyce et Bakhtine dans les années quatre-vingt-dix: il y avait eu un carrefour de lectures, une conver- gence d’intérêts entre Derrida, Joyce, Bakhtine (avec sans doute la médiation des lectures croisées qui à cette époque transitaient par Tel Quel) quelque vingt ans plus tôt. J’ai appris depuis par un ami russe traducteur d’Ulysse que Bakhtine lui-même considérait Joyce comme un «monologiste» et «réificateur» du mot… Mais cela est encore une autre histoire. De cette anecdote toute simple (c’est seulement en ce sens qu’elle peut faire figure d’épiphanie joycienne, puisque toutes les épiphanies sont excessivement — l’adverbe est crucial — simples), je retiens qu’il était déjà possible en , comme il le fut en , comme il le sera encore, que Derrida dise «oui» à la question sur Joyce, à la question sur la lecture de Joyce. Derrida n’aurait donc jamais cessé de lire Joyce, et de dire «Oui» à Joyce, avec tout ce que cela implique, y compris accepter d’être lu par Joyce. C’est pourquoi, en m’attachant au livre-clef qu’est Ulysse gramo- phone, un livre qui produit déjà une récapitulation que je n’aurai pas à fournir, et qu’il est impossible de résumer, je vais m’efforcer de suggé- rer qu’il y a deux modalités de la lecture assez différentes l’une de l’autre lorsqu’on examine comment Derrida se mesure à la lecture de Joyce. Le lecteur le moins attentif aura déjà noté mon hésitation straté- gique entre l’actif et le passif, hésitation qui est plus qu’une précaution indispensable si l’on veut examiner sérieusement ce qu’implique la lec- ture de Joyce. Tout se passe en effet comme s’il y avait une lecture de Joyce d’avant sa lecture, une lecture à mettre au compte d’un «tou- jours déjà lu », d’un horizon infini des bibliothèques, d’un perpétuel aller-retour dans lequel l’actif se retourne en passif sans qu’on le sache, tel un fond d’indécidable sur lequel certains événements ou rencontres arrivent néanmoins à inscrire quelques noms, dates, conversations télé- phoniques. Que le hasard m’ait fait figurer parmi ces noms ou ces ren- contres reste un détail, à moins que l’on ne pense que toutes les coïncidences sont voulues. Si donc il est loisible de dire que la lecture de Joyce n’aura jamais cessé d’accompagner Derrida, c’est qu’elle était absolument nécessaire — il faudrait repenser à la manière dont Lacan traduisait la «nécessité » comme ce «qui ne cesse de s’écrire», avec une minime modification : la nécessité ce serait cela qui ne cesse de se lire. Cette nécessité a réso- lument accompagné les premiers pas de Derrida dans la philosophie. Dès l’introduction à L’origine de la géométrie de Husserl publiée en ,  Joyce prend une figure emblématique, colossale, dominatrice. Il sem- ble à lui seul incarner une alternative à la phénoménologie, laquelle condense symptomatiquement le désir fondamental de la philosophie, ce désir de réduire l’équivoque à l’univoque ou de soumettre la diver- sité des apparences à la régulation du concept. Comme le rappelle de manière très condensée l’essai Deux mots pour Joyce qui fut présenté en , vingt ans plus tôt le nom de Joyce évoquait pour Derrida beau- coup plus qu’un « grand romancier irlandais de la première moitié du vingtième siècle », son nom définit un programme philosophique aux ambitions les plus vastes : L’autre grand paradigme, ce serait le Joyce de Finnegans Wake. Il répète et mobilise et babélise la totalité asymptotique de l’équivoque. […] Il tente de faire affleurer à la plus grande synchronie possible, à toute vitesse, la plus grande puissance des significations enfouies dans chaque fragment syllabique, mettant en fission chaque atome d’écriture pour en surcharger l’inconscient de toute la mémoire d’homme : mythologies, religions, philosophie, science, psychanalyse, littératures1. Il fallait sans doute un style hyperbolique pour évoquer un projet aussi hyperbolique : la reconnaissance admirative d’une force inégalée dans la création d’une langue nouvelle fabriquée à partir de dizaines de lan- gues naturelles évoque moins Babel que le déluge, et fait pleuvoir un flot de superlatifs; dans ce torrent, Joyce le démiurge cède la place à une version presque cauchemardesque de la totalité linguistique et culturelle. De plus, nous pouvons noter que Joyce ne se borne pas à «mobili- ser» la totalité des cultures les plus diverses, il les «démobilise » et les « immobilise» à la fois : «Et l’opération déconstruit la hiérarchie qui, dans un sens ou dans l’autre, ordonne ces dernières catégories à l’une ou l’autre d’entre elles » (UG, ). Cette phrase date de , à un moment où le terme de déconstruction a été mis en place de manière rigoureuse et systématique, ce qui n’était bien sûr pas le cas en . En , Joyce est mentionné après quelques autres références littéraires, car l’on rencontre le Faust de Goethe, cité par Husserl, puis dans l’introduction, Valéry, Mallarmé et Blanchot2. Cependant, Joyce déborde ces références dans la mesure où son nom intervient moins pour rappeler la «neutralisation linguistique de l’existence » (OG, , n. ) . Jacques Derrida, Ulysse gramophone, précédé de Deux mots pour Joyce, Paris, Galilée, coll. «La philosophie en effet», , p. . Dorénavant désigné par le sigle UG, suivi du numéro de la page. . Jacques Derrida, «Introduction», dans Edmund Husserl, L’origine de la géométrie, trad. de Jacques Derrida, Paris, PUF, , p. , n. . Dorénavant désigné par le sigle OG, suivi du numéro de la page.    ,    • , - uploads/Litterature/des-lectures-de-joyce-oui-jean-michel-rabate.pdf

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