Préface Jacques Le Goff et Nicolas Roussellier* Proposer le bilan d’un demi-siè

Préface Jacques Le Goff et Nicolas Roussellier* Proposer le bilan d’un demi-siècle d’historiographique française ne répond pas au simple goût de la commémoration. Il serait d’ailleurs paradoxal de fonder sur des dates fixes et immuables (1945-1995) cette histoire des historiens et de leur discipline, alors que la dénonciation des illusions de la chronologie et la réflexion sur le temps et les temps de l’histoire sont devenus comme les signes reconnaissance et de ralliement d’une «école» historique française. Si l’on doit définir une question commune qui traverse l’ensemble des textes que l’on pourra lire dans ce volume, c’est peut-être, précisément, cette interrogation sur la représentation d’une «école historique française»; pourquoi et comment, au lieu d’une diversité, l’historiographie française depuis une cinquantaine d’années est créditée de ce terme prestigieux et lourd d’«école». I suffit de se reporter à l’exception peut-être des anciens pays communistes, pour se rendre compte qu’une historiographie nationale ne peut pas revendiquer au hasard et sans nécessité véritable le titre d’«école». Pour cela il lui faut unité et rayonnement, et qu’on les lui reconnaisse. Il ne faut pas voir ici l’effet d’une glorification nationale qui, en ce cas, relèverait d’une attitude bien française d’auto-complaisance et de sentiment de supériorité intellectuelle. Is suffit de constater et d’interroger ce fait général de la perception, par les historiens française, d’appartenir à une «école» qui impose leurs règles, ses références et ses grands auteurs, mais dont le rayonnement a été reconnu par la société française elle-même et par les historiographies des pays étrangers. Le succès de l’historiographie française n’a cependant pas suivi une chronologie linéaire et triomphante. A bien des égards, la date 1945 apparaître non comme une coupure, mais comme une (p. 3) date de reconstruction selon les bases jetées avant la guerre. Il faut certainement attendre le tournant de la fin des années 1960 et du début des années 1970 pour que les «succès» de l’histoire, parmi les autres sciences sociales comme au cœur de la société et des médias, puisse être attesté. Et que, du même * François Bérida (dir), L’Histoire et le métier d’historien en France, 1945-1995, Paris, Édition de la Maison des Sciences de l’Homme, 1995, pp. 3-17. coup, une expression telle que l’«école des Annales» (à quelle les membres avoués préfèrent celle de «mouvement» ou d’«esprit») puisse être diffusée et accréditée, avec retard mais avec force. Ni linéaire ni continu –qu’en est-il de ce rayonnement française depuis les années 1980?-, le succès de la historiographie française n’a pas été non plus une entreprise universelle. Malgré le programme affiché durant les Trente Glorieuses (autours de 1950- autours de 1980), bien des disciplines sœurs n’ont guère été visitées ou invitées au dialogue (la philosophie par exemple), bien des domaines géographiques sont restés en friche ou y sont retournés, bien des décalages de rythme et de considération ont pu séparer l’histoire économique, l’histoire sociales de l’histoire politique ou de l’histoire culturelle, offrant l’image d’un développement de l’histoire à deux ou à trois vitesses. Aussi, en 1995 et certainement moins encore qu’à tout autre moment, on ne peut attendre des historiens réunis ici un bilan à l‘eau de rose. De la présentation des transformations qui ont affecté l’historien et son métier, en passant par le portrait des renouvellements féconds et multiples, c’est bien la question d’une «crise» de l’histoire qui doit être finalement proposée. Tout en sachant que l’expression de «crise» comme celle de «succès» sont des mots simplificateurs qui, en tant que phénomènes de représentation, devraient être inscrits dans une sociologie historiques des modes intellectuelles. L’historien a changé Il est peut-être significatif de commencer par les changements intervenus au cœur du statut et du métier de l’historien plutôt que par les évolutions intellectuelles de la discipline. C’est reconnaître d’emblée que l’étude de l’historiographie comme le regard que porte l’historien d’aujourd’hui sur sa propre profession ne peuvent plus relever d’une trop naïve histoire des idées et des œuvres. On peut le regretter et déceler une certaine complaisance de la part des historiens français à s’interroger longuement, à travers colloques, livres collectifs (p. 4) et numéros de revues, sur l’évolution de leur discipline, plus en termes de conquêtes, de champs nouveaux, d’outils et de méthodes qu’en termes des idées ou de controverses sur les concepts d’ailleurs. A sa manière, cet ouvrage témoigne de cette propension introspective et quelque peu ostentatoire. Il y aurait cependant de la naïveté ou de la mauvaise foi à s’en étonner, tant les changements intervenus ont bouleversé les repères qui pouvaient définir le statut, le métier et finalement l’identité même de l’historien. Le statut Parmi des changements intervenus dans la formation et le statut de l’historien, il faudrait faire la part entre l’ancien et le neuf. Mais, comme souvent en France quand on touche le domaine des institutions, celui de l’enseignement, des écoles et des académies, le changement a plutôt renforcé que réformé véritablement la tradition. Les cadres de formation des historiens depuis 1945 sont restés en bonne partie classiques, légitiment et sacralisant les étapes les plus prestigieuses de ce cursus d’excellence et de sélection: khâgnes, Écoles normales supérieures et agrégation. Le lien entre l’enseignement secondaire d’une partie et l’enseignement supérieur et la recherche d’autre part (l’histoire n’est pas une simple discipline universitaire, elle doit s’enseigner au plus grand nombre et peupler d’images et de références l’identité de la nation) est finalement sorti renforcer de la période. Face au changement d’échelle de la profession, le passage au grand nombre et l’afflux des historiens (reconnus ou prétendants), les critères du recrutement tels que l’agrégation ou la thèse se sont plutôt renforcés qu’effacés. Si l’École des chartes par exemple fournit un contingent plus restreint d’historiens, ceux qui accèdent à la reconnaissance et à la notoriété sont passés par l’agrégation. Inversement, si les historiens dits amateurs ont été de moins en moins nombreux ou de plus en plus marginalisés au cours de la période, à quelques brillantes exceptions près (Philippe Ariès), leur place et leur rôle auprès du grand public (journalistes, auteurs de livres à succès, responsables de grades collections éditoriales) sont dorénavant occupés par des historiens patentés et formés dans le sérail, un sérail universitaire et scientifique qu’ils utilisent et qu’ils peuvent parfois dynamiser (Pierre Nora) plus qu’ils ne le «trahissent» (sauf aux yeux de leurs rivaux restés confinés à l’intérieur). Plus qu’à d’autres moments, plus que dans d’autres pays la pro- (p. 5) fession de historien en France depuis 1945 se caractérise par une homogénéité somme toute remarquable de ses membres. Si une telle unité a été gagnée au prix du renforcement d’un modèle élitiste de sélection au sein duquel on refuse de dissocier valeur scolaire et pédagogique et compétence abstraite de l’historien, elle n’est pas synonyme d’exclusion et de fermeture. Au fur et à mesure de cette professionnalisation sont également intervenues de nouvelles définitions. Les cadres classiques de formation et de recrutement se sont renforcés, mais ils sont aussi dorénavant concurrencés. Depuis les années 1950-1960, l’historien juge son statut et celui de ses pairs à l’aune de la «recherche scientifique». Outre les institutions traditionnelles comme le Collège de France et des institutions aussi fortes que l’École des hautes études en sciences sociales (EHSS) ou même l’Institut d’études politiques (IEP et la Fondation nationale des sciences politiques) c’est bien le développent du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) qui est le fait central de la période. Moins peut-être par son rôle direct de promotion de l’histoire –les «laboratoires propres» tels que l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (IHMC) ou l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) demeurent peu nombreux –que par la diffusion et l’accréditation d’un modèle de chercheur qui vaut aussi bien pour les sciences dites exactes que pour les sciences humaines et sociales. L’historien se doit d’organiser ou de participer à des enquêtes collectives, à des colloques, et de juger son travail en termes de «production» -qu’ils s’habitude de plus en plus à mesurer, en quantité, par les nombres de ses écrits (aussi précis et peu diffusés soient-ils) et, en qualité, par le caractère inédit et original des sujets abordés (il faut découvrir et trouver: à chacun sa spécialité et son pré carré). Ce nouvel ethos, s’il assure une meilleure reconnaissance «scientifique» entre soi et aux yeux des autres sciences, ne va pas de soi. Certains historiens peuvent rester attachés à leur statut d’universitaires, d’hommes de chair et d’éloquence, d’autres conservent le souci de la vulgarisation. A certains égards, on peut considérer que l’ancien clivage qui opposait historiens universitaires et historiens amateurs a été relayé par une distinction, parfois conflictuelle, entre «universitaires» et «chercheurs», les premiers étant à leur tour traités d’amateurs et se défendant en accusant les seconds de suffisance ou de sectarisme. Il ne faut rien exagérer cependant. Il s’agit moins d’un (p. 6) conflit ouvert entre université et Recherche d’une série de tiraillements amplifiés par des effets de résonance propres au milieu. Le conflit supposé ne repose pas sur une véritable opposition institutionnelle figée. Les aller et retour des individus d’une sphère à l’autre sont si nombreux qu’ils font figure de principe de fonctionnement plutôt uploads/Litterature/ jacques-le-goff-et-nicolas-roussellier-preface 2 .pdf

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