1 Dominique Casajus Dicturus sum canticum : Augustin, le temps et la poésie Art

1 Dominique Casajus Dicturus sum canticum : Augustin, le temps et la poésie Article paru dans Nova et Vetera 95, 2020 : 401-424 On connaît la remarque par laquelle Husserl introduit ses Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps1 : L’analyse de la conscience du temps est une croix séculaire de la psychologie descriptive et de la théorie de la connaissance. Le premier qui ait profondément ressenti la violence des difficultés qu’elle contient et qui ait peiné sur elles presque jusqu’au désespoir fut saint Augustin. Les chapitres 13-28 du XIe livre des Confessions doivent être aujourd’hui encore étudiés à fond par quiconque s’occupe du problème du temps. Car en ces matières l’époque moderne, si orgueilleuse de son savoir, n’a rien donné qui ait beaucoup d’ampleur ni qui aille sensiblement plus loin que ce grand penseur, qui s’est débattu avec sérieux dans la difficulté. Qu’Augustin se soit « débattu avec sérieux » dans l’analyse de la conscience du temps, c’est le moins que l’on puisse dire. Il y a quelque chose de haletant dans cette quête où il ne cesse de s’admonester lui-même, où il n’avance que pour douter aussitôt de ce qui paraissait acquis, et où son seul recours face au découragement est sa foi à chaque instant réaffirmée en Celui devant qui il conduit sa réflexion. Nous sommes loin du détachement philosophique avec lequel la question du temps avait été abordée avant lui par Aristote et le sera après lui par Kant, Bergson, Husserl, Heidegger, Ricœur ou d’autres. Je veux reparcourir ici les étapes de sa méditation car il me semble que, même après les commentaires innombrables auxquels elle a déjà donné lieu, il y a toujours du nouveau à y trouver. Je voudrais en particulier mettre en exergue le rôle qu’Augustin y fait jouer à sa sensibilité au fait langagier et en particulier au fait poétique. Cela certes n’est pas nouveau non plus, puisque Goulven Madec y insistait déjà, parmi d’autres, quand il écrivait : Augustin a été rhéteur, il est un spécialiste du discours, un orateur hors pair, sensible au rythme, à la musique des mots et des phrases. C’est un prêcheur. Sa réflexion sur le temps est constamment ponctuée par les exemples du discours, du poème, du vers ou de la simple syllabe ; ce qui implique la modulation de la voix et pas seulement le parcours des yeux.2 Mais il ne sera pas inutile d’entrer dans le détail de ces exemples et de les rapporter à d’autres exemples semblables qui parsèment l’œuvre d’Augustin. C’est donc que, si je n’oublie pas – comment le pourrais-je – que je vais parler ici de l’un des pères de l’Église, le plus grand peut-être, je m’intéresserai d’abord à l’écrivain qu’il a été. Ergo dixisti et facta sunt atque in verbo tuo fecisti ea Resituons brièvement l’analyse de la conscience du temps dans l’ensemble des Confessions. Le livre XI où Augustin la développe fait suite à neuf livres où il a retracé les étapes de sa vie jusqu’au moment où, nouvellement baptisé, il s’apprêtait à embarquer pour l’Afrique avec sa mère. Est venu ensuite un dixième livre où cette narration a fait place à une réflexion sur la 1 Edmund HUSSERL, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, Presses universitaires de France, 1964, p. 3. 2 Goulven MADEC, « Le chant et le temps (Confessions, livre XI). Méditation avec Augustin philosophe, théologien et pasteur », in Lectures augustiniennes, Institut d’études augustiniennes, Paris, 2001, p. 185-195, ici à la p. 188. 2 mémoire qui annonce par certains côtés ce qu’il va dire ensuite sur le temps. Nous lisons aujourd’hui les neuf premiers livres comme une autobiographie mais ce n’est pas exactement ainsi qu’Augustin les voyait3. Le mot confessio dont il use de façon répétée pour désigner le dessein de son ouvrage (qui en livre 22 occurrences auxquelles s’ajoutent 87 occurrences du verbe associé confiteor4) a chez lui, comme déjà chez plusieurs auteurs chrétiens avant lui, un double sens. À celui de « aveu de ses fautes » que le terme avait déjà dans la langue classique et que « confession » a gardé dans le français courant, Augustin lui ajoute celui de « louange [à Dieu] ». C’est donc à Dieu qu’il s’adresse, et non au lecteur, auquel il assigne seulement le rôle de témoin de ce tête-à-tête. On voit sans peine le lien qu’il fait entre les deux acceptions du mot : en même temps qu’il avoue ses fautes passées et présentes, il loue le Très-Haut et lui rend grâce pour l’avoir miséricordieusement arraché à ses errances5. Il s’en est expliqué sans ambiguïté dans les Rétractations écrites dans son vieil âge : « Les treize livres de mes Confessions louent Dieu juste et bon pour tout ce que j’ai fait, en bien ou en mal, et élèvent vers Lui le cœur et l’esprit6. » Il avait malgré tout conscience que ces treize livres n’avaient pas tous la même tonalité puisqu’il ajoutait : « Les dix premiers livres ont été écrits à mon sujet, et les trois derniers au sujet des Écritures saintes, depuis le passage “au commencement Dieu fit le ciel et la terre” jusqu’à “repos du septième jour”7. » Les bornes qu’il mentionne ne se retrouvent pas mot pour mot dans le texte, mais il y a bien un changement de ton et de sujet à partir du livre XI (et même, quoique dans une moindre mesure, à partir du livre X, dont je ne parlerai ici qu’incidemment). En effet, il marque alors une pause où il fait retour sur ce qui précède en s’interrogeant sur toute cette entreprise d’écriture : Se peut-il, Seigneur, Toi à qui l’éternité appartient, que Tu ignores tout ce que je dis, et que Tu doives Te soumettre au temps pour voir ce qui se fait dans le temps ? Car enfin, pourquoi ai-je déroulé devant Toi la narration de tant de choses ?8 Question rhétorique, bien sûr, qu’il pose seulement pour que son lecteur ne s’égare pas sur ce qu’on lui donne à lire, et à laquelle il répond aussitôt : Ce n’est absolument pas pour que Tu les apprennes, mais pour élever vers Toi mon esprit et celui de ceux qui liront ces lignes, que nous disions tous : Tu es grand, Seigneur, et digne de louange (Magnus es domine et laudabilis valde). 3 Sur le statut des Confessions, autobiographie ou non, voir, par exemple, Eric DUBREUCQ, Le cœur et l’écriture chez Saint Augustin. Enquête sur le rapport à soi dans les Confessions, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2003, en particulier le chapitre I. 4 Melchior VERHEIJEN a pris soin d’énumérer, en précisant le contexte, toutes les occurrences des deux mots. Voir son Eloquentia Pedisequa. Observations sur le style des Confessions de saint Augustin, Nimègue, Dekker & van de Veft N.V., 1949, p. 11-21. 5 Sur le sens de confessio chez Augustin, voir le passionnant article de Joseph RATZINGER, « Originalité et tradition dans le concept augustinien de “confessio” », in Maxence Caron (éd.), Saint Augustin, Les Cahiers d’Histoire de la Philosophie, Paris, Éditions du Cerf, 2009, p. 9-36. 6 Cf Retractationes II, VI, 1 : « Confessionum mearum libri tredecim et de malis et de bonis meis Deum laudant iustum et bonum, atque in eum excitant humanum intellectum et affectum. » Sauf mention du contraire, je cite Augustin, en dehors des Confessions, d’après le Corpus corporum mis en ligne par l’Université de Zürich (<http://www.mlat.uzh.ch/MLS>). Sauf mention du contraire là encore, les traductions sont miennes. Pour les Confessions, j’ai aussi utilisé le Corpus corporum, mais cite plutôt le texte d’après le site <https://www.stoa.org/hippo/>, où l’on trouve une version mise en ligne de Augustine: Confessions, a text and commentary by James J. O'Donnell (Oxford University Press, Oxford, 1992). 7 Cf Retractationes, ibid : « A primo usque ad decimum de me scripti sunt, in tribus ceteris de scripturis sanctis, ab eo quod scriptum est: “in principio fecit deus caelum et terram,” usque ad “sabbati requiem” ». 8 Confessions XI, I, 1. 3 Comme l’a remarqué Jessica Wiskus dans un attachant travail sur lequel j’aurai l’occasion de revenir, Augustin reprend ici le psaume par lequel il avait ouvert le premier livre de ses Confessions9. Ce début du livre XI est donc vraiment un moment où il fait retour sur son entreprise. Mais il ne sait s’il pourra la conduire à son terme, lui qui est soumis au temps et voit s’écouler une à une les gouttes d’eau de sa clepsydre : Parviendrai-je à énoncer avec l’organe de ma plume tout ce que j’ai reçu de Toi, les exhortations, les terreurs, les consolations, les directions que j’ai reçues de Toi, et dire par quelles voies Tu m’as conduit à prêcher Ta parole et à dispenser Tes sacrements à Ton peuple ? Et si même je parviens à énoncer tout cela, les gouttes du temps me coûtent cher (caro mihi valent stillae temporum).10 Augustin ferait presque songer ici au narrateur du Temps retrouvé – lequel, autant le dire tout uploads/Litterature/dicturus-sum-canticum-casajus.pdf

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